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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

tableau de Corinne que le prince obtint de Gérard ; il en fit présent à madame Récamier comme un immortel souvenir du sentiment qu’elle lui avait inspiré,

    resque ; à l’ardeur passionnée de ses sentiments, se joignaient une loyauté et une sorte de candeur toutes germaniques… La passion qu’il conçut pour l’amie de Mme de Staël était extrême ; protestant et né dans un pays où le divorce est autorisé par la loi civile et par la loi religieuse, il se flatta que la belle Juliette consentirait à faire rompre le mariage qui faisait obstacle à ses vœux, et il lui proposa de l’épouser… Mme Récamier était émue, ébranlée : elle accueillit un moment la proposition d’un mariage, preuve insigne, non seulement de la passion, mais de l’estime d’un prince de maison royale fortement pénétré des prérogatives et de l’élévation de son rang. Une promesse fut échangée. La sorte de lien qui avait uni la belle Juliette à M. Récamier était de ceux que la religion catholique elle-même proclame nuls. Cédant à l’émotion du sentiment qu’elle inspirait au prince Auguste, Juliette écrivit à M. Récamier pour lui demander la rupture de leur union. Il lui répondit qu’il consentirait à l’annulation de leur mariage, si telle était sa volonté ; mais, faisant appel à tous les sentiments du noble cœur auquel il s’adressait, il rappelait l’affection qu’il lui avait portée dès son enfance, il exprimait même le regret d’avoir respecté des susceptibilités et des répugnances sans lesquelles un lien plus étroit n’eût pas permis cette pensée de séparation ; enfin il demandait que cette rupture de leur lien, si Mme Récamier persistait dans un tel projet, n’eût pas lieu à Paris, mais hors de France, où il se rendrait pour se concerter avec elle.

    « Cette lettre digne, paternelle et tendre, laissa quelques instants Mme Récamier immobile : elle revit en pensée ce compagnon des premières années de sa vie, dont l’indulgence, si elle ne lui avait pas donné le bonheur, avait toujours respecté ses sentiments et sa liberté ; elle le revit vieux, dépouillé de la grande fortune dont il avait pris plaisir à la faire jouir, et l’idée de l’abandon d’un homme malheureux lui parut impossible. Elle revint à Paris à la fin de l’automne ayant pris sa résolution, mais n’exprimant pas encore ouvertement au prince Auguste l’inutilité de ses instances. Elle compta sur le temps et l’absence pour lui rendre moins cruelle la perte de ses espérances… » Souvenirs et Correspondance…, tome I, p. 140-142. Voir aussi pages 143 à 152.