Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/197

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1290— « Nièce, (répondit-il,) il doit bien être assez
de cinq heures de somme à dormir une nuit,
fors que ce soit pour vieil homme alangui,
comme sont gens mariés, qui gisent en torpeur
ainsi qu’au gîte fait un lièvre recru,
que chiens grands et petits auraient tout harassé.
Mais pourquoi, chère nièce, êtes-vous donc si pâle ?
Je pense en vérité que notre bon ami
vous a tant fatiguée depuis que la nuit vint,
que vous avez besoin d’un prompt repos. »
1300Et sur ce mot il rit joyeusement,
puis il devint tout rouge à son propre penser.
Se mit la belle dame à branler de la tète
et dit ainsi : « Oui da, Dieu le sait bien !
Ah mon cousin ! Il n’en va pas ainsi pour moi,
car par ce Dieu qui m’adonne l’âme et la vie,
en tout le royaume de France, il n’est point femme
qui ait moins de plaisir à ce triste jeu-là ;
car je puis bien chanter : hélas, hélas ! pourquoi
suis-je donc née ? — Mais à personne, (ajouta-t-elle,)
1310n’ose dire comment les choses vont pour moi ;
aussi je pense loin de ce lieu m’en aller,
ou bien je mettrai fin moi-même à cette vie,
tant je suis toute emplie d’effroi et de souci. »
Le moine commença de regarder la dame,
et dit : « Hélas, ma nièce, à Dieu ne plaise
que vous alliez, pour chagrin ou effroi,
vous amortir ; mais dites moi vos peines ;
d’aventure j’aurai pour votre malencontre
conseil ou aide ; or donc racontez moi
1320tout votre ennui, car il demeurera secret ;
et, sur mon portehors[1], je fais serment
que jamais de ma vie, ni bon gré, ni malgré,
je ne trahirai rien de vos conseils[2] ».
— « Et je vous dis aussi même chose, (fit-elle ;)
par Dieu et par ce portehors vous jure,
quoiqu’on me veuille déchirer le corps en pièces,
ne trahirai, quand j’en irais même en enfer,

  1. Portehors, bréviaire portatif, fait pour qu’on le porte au dehors.
  2. Au vieux sens de confidences.