Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/23

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dit, dans le drame antique, applaudissant, censurant, comparant l’histoire dite avec son expérience personnelle, les héroïnes de vertu ou de vice avec sa propre femme, s’emportant à l’occasion contre le méchant d’un conte, comme un homme du peuple injurie encore aujourd’hui le traître d’un mélodrame. Parfois des pèlerins ennemis de métier ou de nature en viennent aux mots vifs, presque aux coups : l’athlétique Meunier et le maigre Intendant déblatèrent l’un contre l’autre ; le Frère se chamaille avec le Semoneur. Le Meunier puis le Cuisinier s’enivrent. Le Pardonneur et la Femme de Bath dissertent interminablement avant d’en venir à leur histoire. Les prologues et les épilogues particuliers ramènent sans cesse l’attention des contes aux pèlerins qui les disent ou les écoutent, et soulignent le dessein du poète : faire de chacun de ses récits l’expression naturelle et vraisemblable de tel ou tel individu.

Pour y atteindre, Chaucer s’est servi des disparates mêmes de ses matériaux. Ces histoires qu’il allait mettre dans la bouche de ses pèlerins, et dont il tenait plusieurs déjà écrites, se répartissaient en des genres fixes, aux contours roides, et si distincts qu’ils pouvaient paraître insociables. Si Chaucer avait connu le Décaméron, il aurait pu à bon droit désespérer d’imiter l’exemple de Boccace : il était trop tard pour qu’il jetât à la fonte, lui aussi, les récits comiques ou tragiques, en prose ou en vers, du temps passé, afin de les couler ensuite dans le moule d’une égale urbanité, d’un style moyen, tempéré, capable, sans s’élever ni s’abaisser, de traiter tous les sujets. Chaucer ne songea pas à unifier. Il tira profit de la discordance pour la variété dramatique. À pèlerins divers de costume et de caractère il prêta des contes différents de fond et de forme. Son poème est une sorte d’Arche de Noé où des spécimens de tous les gens littéraires alors existants ont trouvé place, chacun y gardant la singularité de sa physionomie. La prose, les distiques, les stances, se succèdent et se croisent. Voici un sermon pur et simple, la parodie d’une ballade, une élégie, un conte