Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/281

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il est deux voies, soit mort, soit honte,
pour toi de souffrir ; hélas ! pourquoi suis-je né ?
car jamais tu n’as mérité
de mourir par l’épée ou sous le couteau.
Ô fille chérie, avec toi finira ma vie,
toi que j’ai élevée avec tant de plaisir
220que jamais tu n’étais hors de ma pensée.
Ô ma fille ! toi qui es ma douleur dernière,
et aussi la joie dernière de ma vie,
ô gemme de chasteté, en patience
prends ta mort ; car c’est là ma sentence.
C’est l’amour, non la haine, qui causera ta mort ;
ma main pitoyable doit trancher ta tête.
Hélas ! que jamais Apius t’ait vue !
Voici comme, félonnement, il t’a jugée cejourd’hui. »
Et il lui dit toute l’affaire, comme tout à l’heure
230vous l’avez entendue ; point n’est besoin de la redire.
« Oh pitié ! père bien aimé, (dit la damoiselle,)
et avec ces mots elle lui mit les deux bras
autour du cou, comme elle était accoutumée ;
les larmes jaillirent de ses deux yeux
et elle dit : « Mon bon père, faut-il mourir ?
N’est-il point de grâce ? n’est-il point de remède ?
— « Non certes, ma fille chérie », dit-il.
— « Lors, donnez-moi loisir, mon père », dit-elle,
« de pleurer sur ma mort un bref moment ;
240car, voyez, Jephté accorda à sa fille la grâce
de pleurer avant qu’il l’occît, hélas !
et Dieu le sait, sa seule faute fut
de courir vers son père pour le voir la première
et pour le bienvenir en grande solennité. »
Et, sur ce mot, elle tomba en pâmoison.
Puis, lorsque sa pâmoison est passée,
elle se lève, et puis dit à son père :
« Dieu soit béni que je meurs vierge ;
baillez-moi ma mort, plutôt que j’aie la honte ;
250faites de votre enfant à votre gré, au nom du Ciel ! »
Et, sur ce mot, souventes fois elle le pria
que de son épée il voulût frapper doucement ;
et, sur ce mot, elle tomba en pamoison.