Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/330

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que nous sommes engeignées, grandes dames et petites. —
Et d’aucuns disent que nous aimons sur toute chose
être libres et faire tout ce qui nous plaît,
et que nul ne nous reproche nos vices,
mais qu’on dise que nous sommes sages et en rien sottes ;
car vraiment il n’y a nulle de nous toutes,
940si on nous égratigne sur la plaie,
qui ne regimbe de ce qu’on a dit vrai ;
qu’on essaie et verra bien qui le fait.
Car si vicieuses que nous soyons en dedans,
nous voulons être tenues pour sages et nettes de péché.
Et d’aucuns disent qu’il nous fait grand plaisir
d’être estimées stables, et discrètes aussi,
et fermes et constantes en une résolution prise,
et incapables de trahir un secret qu’on nous dit ;
mais cette opinion ne vaut pas seulement un manche de râteau ;
950pardieu ! nous autres femmes ne savons rien cacher ;
témoin Midas ; voulez-vous en ouïr le conte ?
Ovide, entre autres petites histoires,
a dit que Midas avait, sous ses longs cheveux,
croissant sur sa tête, deux oreilles d’âne,
lequel défaut il cachait du mieux qu’il pouvait
avec grande subtilité aux yeux de tous,
de façon que, sauf sa femme, nul autre n’en savait rien.
Il l’aimait par-dessus tout et aussi se fiait à elle ;
il la supplia qu’à âme qui vive
960elle ne dit qu’il était ainsi défiguré.
Elle lui jura que certes, fût-ce pour tout le royaume du monde,
elle ne voudrait commettre cette vilenie ou péché,
de faire porter à son mari si laide renommée ;
elle ne le voudrait dire par honte pour elle-même.
Mais pourtant il lui sembla que c’était mourir
de cacher si longtemps un secret ;
il lui sembla que cela enflait si fort autour de son cœur
que par force il lui faudrait en lâcher quelque mot ;
et, puisqu’elle ne l’osait dire à qui que ce fût,
970à un marais tout proche elle courut ;
jusqu’à ce qu’elle y fût, son cœur était en feu,
et, comme un butor tonne dans la vase,
elle coucha sa bouche en bas jusqu’à l’eau :