Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/452

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Elle resta là longtemps à la guetter ;
enfin elle parla en cette manière
à l’oiseau, ainsi que vous allez l’entendre :
« Pour quelle cause, si tous pouvez la dire,
êtes-vous dans ce furieux tourment d’enfer ?
(dit Canacée à l’oiseau au-dessus d’elle).
450 Est-ce par chagrin d’une mort ou par perte d’amour ?
Car, m’est avis, ce sont là les deux causes
qui le plus font souffrir gentil cœur ;
d’autres maux point n’est besoin de parler.
Car c’est vous qui tournez votre fureur contre vous-même,
ce qui prouve bien qu’amour ou angoisse de cœur
doit être la raison de votre acte cruel,
puisque je ne vois nul autre être vous poursuivre.
Pour l’amour de Dieu, je vous prie, faites-vous grâce à vous-même,
ou acceptez ce qui peut vous être remède, car à l’ouest ni à l’est
460 oncques n’ai vu encore oiseau ni bête
qui ait si piteusement agi envers lui-même.
Votre chagrin me tue véritablement,
tant j’ai de vous grande compassion.
Pour l’amour de Dieu, descendez de votre arbre ;
et aussi sûr que suis fille de roi,
si je savais la cause véritable
de votre douleur, et si c’était en mon pouvoir,
j’y porterais remède, devant qu’il fût nuit,
aussi vrai que je souhaite l’aide du grand Dieu de Nature ;
470 et je trouverai des herbes bien assez
pour guérir promptement vos blessures. »
Alors cria la fauconnette plus lamentablement
que jamais, et aussitôt tomba à terre,
et là elle gît évanouie, morte, et comme une pierre ;
Canacée l’a prise en son giron,
jusqu’à ce qu’elle s’éveillât de son évanouissement.
Et lorsque de sa pâmoison elle vint à sortir,
en son langage de faucon elle parla ainsi :
« Que la pitié est prompte à couler en gentil cœur,
480 lequel se sent compatir aux douleurs cuisantes,
cela est prouvé tous les jours, comme on peut le voir,
aussi bien par les actes que par l’autorité des livres ;
car un cœur délicat montre délicatesse.