Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/507

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pourquoi es-tu si décoloré de visage ? »
— « Par Saint-Pierre (dit-il), le diable emporte le métier !
je suis si accoutumé à souffler le feu,
que ma couleur en a changé, je pense ;
je n’ai point l’habitude de lorgner un miroir,
mais de peiner dur pour apprendre à multiplier[1].
670 Nous nous aveuglons à toujours surveiller le feu,
et malgré tout nous manquons notre but,
car toujours nous échappe notre conclusion !
À bien des gens nous faisons illusion,
nous empruntons de l’or, soit une livre ou deux,
soit dix ou douze, et bien des sommes plus grandes,
et nous leur faisons croire, à tout le moins,
que d’une livre nous pourrons en faire deux !
Cela est faux pourtant, mais toujours nous avons bon espoir
d’y arriver, et nous y tâtonnons.
680 Mais cette science est si loin devant nous
que nous ne pouvons pas, malgré tous nos serments,
la rattraper, tant vite elle nous fuit.
Elle fera de nous des gueux pour finir ! »
Tandis que ce valet bavardait de la sorte,
le chanoine s’approcha et entendit tout
ce que le valet disait, parce que le soupçon
des propos des gens tenait toujours ce chanoine.
Car, dit Caton[2], celui qui est coupable
pense que toute parole a trait à lui, vraiment.
690 C’est pourquoi il s’approcha si près
de son valet pour écouter tout son discours.
Et alors il parla à son valet ainsi :
« Tiens ta langue et ne dis plus mot,
car si tu continues, chèrement tu le paieras ;
tu me calomnies ici en cette compagnie,
et tu découvres aussi ce que tu devrais cacher. »
— « Va (dit notre hôte), continue, quoiqu’il arrive,
et de toutes ses menaces ne t’inquiète mie ! »
— « Ma foi (dit-il), je ne m’en soucie guère plus ».
700 Et quand ce chanoine vit qu’il n’en serait rien,

  1. Multiplier, voir plus bas, vers 731.
  2. Dionysius Cato, poète latin du ive siècle après J.-C, auteur présumé d’un livre extrêmement populaire, intitulé : Disticha de Moribus ad Filium.