Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/536

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160 mais, Dieu m’est témoin, il n’est pas au pouvoir de l’homme[1]
de maîtriser l’instinct dont la nature
a naturellement doué une créature.
Prends un oiseau et mets-le dans une cage
et emploie tous tes efforts et tes soins
à le nourrir tendrement de vivres et de breuvage,
de toutes les friandises auxquelles tu peux songer,
et tiens-le aussi proprement que tu le pourras ;
sa cage d’or aura beau être belle,
cet oiseau préférera vingt mille fois mieux
170 aller dans une forêt qui sera sauvage et froide
manger des vers et autre vile pâture.
Car cet oiseau s’appliquera toujours
à échapper de sa cage, s’il le peut ;
c’est sa liberté que cet oiseau désire toujours.
Prenez un chat, nourrissez le bien de lait
et de chairs tendres, et faites-lui une couche de soie ;
s’il voit une souris passer près du mur,
aussitôt il laisse là lait, chair et tout,
et toutes les friandises qui sont dans la maison,
180 tel appétit il a de dévorer une souris.
Voyez, c’est qu’ici le désir exerce sa domination,
et que l’appétit chasse la sagesse.
Une louve aussi a nature de vilain ;
le loup le plus grossier qu’elle pourra trouver,
ou du plus mauvais renom, est celui qu’elle prendra,
au temps où elle aura désir d’un compagnon.
Tous ces exemples je les cite pour les maris
qui sont infidèles et nullement pour les femmes.
Car les hommes ont toujours un appétit charnel
190 d’avoir jouissance de viles créatures,
plutôt que de leurs épouses, si belles soient-elles,
ou si fidèles ou si débonnaires.
La chair aime tant la nouveauté (mal lui en prenne !)
que nous ne pouvons trouver plaisir à rien
qui tende tant soit peu à la vertu.
Phébus, qui ne pensait à aucune fraude,
était trompé malgré tous ses beaux mérites ;

  1. Les vers 160-186 paraphrasent Boèce à travers le Roman de la Rose, v. 14145-14250 et v. 7799-7804.