Page:Chennevière - Poèmes, 1920.djvu/21

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Je me souviens. Je sens encore sous mes lèvres
Le grain de ta peau froide et qui semblait plus mince
                Et plus proche de l’os.
        Je sens encore sous mes doigts
        Cette veine qui se gonflait
        Dans le creux de la tempe gauche.
        Je vois les narines pincées,
        La fente noire de la bouche
Qui ne s’ouvrait plus sur l’air, ni pour les paroles,
        Mais sur le dedans de ton corps,
        Vidé par l’expiration.
        Je vois aussi le ventre cave
        Sous le drap qui ne bougeait pas
        Et la chevelure effrayante.
        C’était toi, mon père, étendu,
Parmi l’odeur de la sciure et du phénol,
        Des couronnes et des bouquets.
        Ma douleur absorbait le monde.
        O pauvres cris, ô pauvres mots !
        Mots nus que l’on jette dehors.
        Qui ont froid, qui ont peur et honte,
        Et qui rougissent de leurs corps.
Père, j’aurais voulu moi-même te porter,
        Car chaque cahot du pavé
        Me faisait penser à ta tête.