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Page:Chevalier - Accord de l'économie politique et de la morale, 1850.djvu/13

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impitoyable tyrannie dont le joug serait avilissant. Je le crois, je l’enseigne. Mais, aussi bien, j’estime qu’une doctrine qui s’appuierait exclusivement sur l’intérêt personnel, qui récuserait toute intervention de l’autorité, et réduirait le gouvernement au rôle de gendarme, serait également fautive, également impraticable.

L’économie politique ne s’est jamais bien précisément ralliée à la doctrine suivant laquelle l’intérêt individuel devrait être l’unique guide de l’homme. Si quelquefois elle a paru portée à se ranger sous ce drapeau, dans la personne de quelques-uns de ses plus dignes adeptes, et même de quelques-uns de ses maîtres, ce ne fut qu’un écart passager. Il est de la nature humaine qu’on ne soit pas toujours égal à soi-même, et je ne parlerais pas de ces méprises accidentelles d’écrivains que j’aime, et de maîtres que je vénère, si je n’y trouvais une nouvelle preuve de l’accord, que je m’applique à vous démontrer en ce jour, entre la morale et l’économie politique.

Car s’il est vrai que la doctrine de l’économie politique ait semblé un moment s’absorber dans la notion de l’intérêt personnel, c’était en vertu d’un mouvement qui entraînait toutes les sciences morales et politiques à exalter l’isolement comme la manière d’être la plus naturelle à l’homme, comme la plus avantageuse des conditions. On avait complètement perdu de vue la sociabilité en vertu de laquelle l’homme, pour être heureux et pour être libre, pour obéir à la destination que lui a assignée le Créateur, a besoin de faire partie d’une société nombreuse et variée, dont le contact l’anime, dont les liens l’aident et le soutiennent. L’homme isolé, c’est-à-dire en dehors de tout mécanisme social, paraissait aux philosophes et aux moralistes le modèle à atteindre. On s’était jeté aux antipodes du mot de la Bible : Vœ soli !

Ces idées s’accréditèrent dans le dix-huitième siècle. Les hommes alors étaient avides de liberté. Leur passion pour la liberté était d’autant plus vive qu’ils en étaient alors plus privés. Sur le continent européen, il ne restait plus de traces de la liberté politique. Les abus du pouvoir absolu étaient devenus intolérables. Aux yeux d’hommes amoureux de réformes, les gouvernements qui maintenaient ces abus semblaient des espèces d’ennemis publics, et la société que ces abus infestaient, un affreux repaire. Les réformateurs les plus ardents se mirent de bonne foi à admirer et à envier l’homme qui vivait seul ou presque seul, loin de toute autorité, en dehors de toute organisation régulière, et les plus grands esprits eux-mêmes payèrent un tribut à cette manie en vantant, dans d’immortels écrits, la liberté dont jouissaient, à ce qu’ils disaient, des peuplades sauvages ou barbes. Jean-Jacques Rousseau est en contemplation devant la liberté et le bonheur du sauvage qui vit au milieu des bois. Raynal, partageant cette vive admiration, l’a exprimée dans son Histoire philosophique et politique des deux Indes. Cette opinion, qui considère le