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Page:Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses, 1869, Tome 1.djvu/84

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LES LIAISONS

vos pieds, c’est dans votre sein que je déposerai mes peines. J’y puiserai des forces pour souffrir de nouveau ; j’y trouverai la bonté compatissante, & je me croirai consolé, parce que vous m’aurez plaint. Ô vous que j’adore ! écoutez-moi ; plaignez-moi, secourez-moi. » Cependant j’étais à ses genoux, & je serrais ses mains dans les miennes : mais elle, les dégageant tout à coup & les croisant sur ses yeux avec l’expression du désespoir : « Ah ! malheureuse ! » s’écria-t-elle ; puis elle fondit en larmes. Par bonheur je m’étais livré à tel point, que je pleurais aussi, &, reprenant ses mains, je les baignai de pleurs. Cette précaution était bien nécessaire ; car elle était si occupée de sa douleur, qu’elle ne se serait pas aperçue de la mienne, si je n’avais trouvé ce moyen de l’en avertir. J’y gagnai de plus de considérer à loisir cette charmante figure, embellie encore par l’attrait puissant des larmes. Ma tête s’échauffait, & j’étais si peu maître de moi, que je fus tenté de profiter de ce moment.

Quelle est donc notre faiblesse ? quel est l’empire des circonstances, si moi-même, oubliant mes projets, j’ai risqué de perdre, par un triomphe prématuré, le charme des longs combats et les détails d’une pénible défaite ; si, séduit par un désir de jeune homme, j’ai pensé exposer le vainqueur de madame de Tourvel à ne recueillir, pour fruit de ses travaux, que l’insipide avantage d’avoir eu une femme de plus ! Ah ! qu’elle se rende, mais qu’elle combatte ; que, sans avoir la force de vaincre, elle ait celle de résister ; qu’elle savoure à loisir le sentiment de sa faiblesse & soit