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Page:Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses, 1869, Tome 1.djvu/87

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DANGEREUSES.

& celui de l’infortune, l’incertitude est un tourment cruel. Pourquoi vous ai-je parlé ? que n’ai-je su résister au charme impérieux qui vous livrait mes pensées ! Content de vous adorer en silence, je jouissais au moins de mon amour ; & ce sentiment pur, que ne troublait point alors l’image de votre douleur, suffisait à ma félicité ; mais cette source de bonheur en est devenue une de désespoir depuis que j’ai vu couler vos larmes, depuis que j’ai entendu ce cruel, ah ! malheureuse ! Madame, ces deux mots retentiront longtemps dans mon cœur. Par quelle fatalité, le plus doux des sentiments ne peut-il vous inspirer que l’effroi ? quelle est donc cette crainte ? Ah ! ce n’est pas celle de le partager : votre cœur que j’ai mal connu, n’est pas fait pour l’amour ; le mien, que vous calomniez sans cesse, est le seul qui soit sensible ; le vôtre est même sans pitié. S’il n’en était pas ainsi, vous n’auriez pas refusé un mot de consolation au malheureux qui vous racontait ses souffrances ; vous ne vous seriez pas soustraite à ses regards, quand il n’a d’autre plaisir que celui de vous voir ; vous ne vous seriez pas fait un jeu cruel de son inquiétude, en lui faisant annoncer que vous étiez malade, sans lui permettre d’aller s’informer de votre état ; vous auriez senti que cette même nuit, qui n’était pour vous que douze heures de repos, allait être pour lui un siècle de douleurs.

Par où, dites-moi, ai-je mérité cette rigueur désolante ? Je ne crains pas de vous prendre pour juge : qu’ai-je donc fait, que céder à un sentiment involontaire, inspiré par la beauté & justifié par la vertu,