Page:Cicéron - Œuvres complètes, Garnier, 1850, tome 2.djvu/227

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cependant Apronius ordonne les apprêts du festin. Ses esclaves, du même caractère, de la même extraction que leur maître, affectent de passer les mets devant Lollius. Les convives, de s’en divertir ; Apronius, d’en rire aux éclats : et comment n’eût-il pas ri dans le vin et dans la débauche, lui qui ne peut s’empêcher de rire dans l’extrême péril où il se voit aujourd’hui ? Il faut, juges, que vous le sachiez enfin : Q. Lollius, à force d’outrages, fut contraint d’en passer par tout ce que voulut Apronius. Lollius, retenu par l’âge et les infirmités, n’a pu venir déposer lui-même. Mais qu’est-il besoin de Lollius ? le fait n’est ignoré de personne ; aucun de vos amis, Verrès, aucun des témoins que vous avez présentés, aucun de ceux que vous avez interrogés, ne dira qu’on lui en parle aujourd’hui pour la première fois. M. Lollius, son fils, jeune homme d’un mérite rare, est ici présent : il fera sa déposition. Pour P. Lollius, un autre de ses fils, jeune homme vertueux, brave, éloquent surtout, et l’accusateur de Calidius, étant parti pour la Sicile à la nouvelle de ces lâches outrages, il fut tué en route. On impute sa mort aux esclaves fugitifs ; mais personne ne doute qu’il n’ait été tué, parce qu’il n’a pu cacher ses desseins contre Verrès. Celui-ci ne doutait pas que le fils de Lollius, après avoir accusé un citoyen par le seul amour de la justice, ne fût prêt à l’attaquer lui-même au retour de sa province, lorsqu’il y serait excité par le ressentiment personnel des injures faites à son père.

XXVI. Voyez-vous à présent, Romains, quel fléau, quel monstre affreux a exercé ses fureurs dans la plus ancienne, la plus fidèle, la plus voisine de nos provinces ? Voyez-vous à présent pourquoi la Sicile, qui, jusqu’alors, avait supporté les vols, les rapines, les injustices, les affronts de tant de magistrats, n’a pu soutenir ce genre nouveau, singulier, incroyable, de vexations et d’outrages ? Tout le monde conçoit maintenant pourquoi toute la province a choisi pour défenseur un homme dont la vigilance, la fidélité, la persévérance ôtassent à Verrès tout moyen de lui échapper. Vous avez, Romains, rendu beaucoup de jugements ; beaucoup d’hommes coupables et pervers ont été accusés de votre temps et dans les temps qui précèdent ; vous le savez : eh bien, en connaissez-vous un, ou par vous-mêmes, ou par ouï-dire, qui ait commis des vols si énormes et si manifestes, qui ait montré tant d’audace et tant d’impudence ? Apronius se faisait escorter par des esclaves de Vénus ; il les menait avec lui de ville en ville ; chaque ville fournissait aux frais de ses repas et des salles de festin qu’il se faisait dresser dans les places publiques. Là étaient cités les personnages les plus recommandables, Siciliens, et même chevaliers romains. Oui, les personnages les plus distingués et les plus honorables se voyaient forcés d’assister au repas d’un Apronius, que personne, excepté des impudiques et des infâmes, n’aurait voulu jamais avoir pour convive. O le plus scélérat et le plus effronté des hommes ! vous saviez, vous appreniez tous les jours ces horribles abus, vous en étiez témoin : je vous le demande, Verrès, s’ils ne vous eussent pas procuré des profits immenses, les eussiez-vous soufferts, les eussiez-vous autorisés, malgré tous les périls où ils vous exposaient ? Trouviez-vous donc assez de charme aux gains honteux d’Apronius, à ses basses flatteries, à ses impurs entretiens, pour négliger, pour oublier toujours vos plus chers intérêts ?