Page:Cicéron - Œuvres complètes, Garnier, 1850, tome 2.djvu/615

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doive préférer à vos formules et à vos procédures ; le talent de la parole laisse bien loin derrière lui votre genre d’études, et je crois que la plupart des jurisconsultes ont commencé par la carrière de l’éloquence ; mais que, désespérant d’y atteindre, ils se sont rabattus sur le droit. Semblables à ces musiciens grecs qui deviennent joueurs de flûte parce qu’ils ne peuvent être citharistes, bien des gens qui n’ont pu devenir orateurs se font jurisconsultes. L’étude de l’éloquence est difficile et sérieuse, mais elle procure de la considération et du crédit. A vous, jurisconsultes, ce sont des moyens de salut qu’on vient vous demander ; mais à l’orateur, c’est le salut même. D’ailleurs vos oracles tombent souvent devant son plaidoyer, et n’ont de valeur que celle qu’il leur prête. Si j’avais été plus loin dans cet art, j’en ferais l’éloge avec plus de réserve ; mais ce n’est pas de moi que je parle ; je parle des grands orateurs que Rome a possédés autrefois et qu’elle possède encore aujourd’hui.

XIV. Deux professions peuvent élever un citoyen au plus haut rang dans l’estime publique, l’art militaire et l’éloquence. L’une maintient les avantages de la paix, l’autre écarte les périls de la guerre. Cependant il est d’autres genres de mérite d’un prix incontestable, tels que la justice, la bonne foi, la pudeur, que tout le monde, Sulpicius, remarque en vous à un degré éminent ; mais je parle en ce moment des talents qui conduisent au consulat, et non du mérite individuel. Tous nos livres nous tombent des mains au premier bruit qui nous annonce la guerre. En effet, comme l’a dit un poète ingénieux et plein de sens, dès que le cri de guerre a retenti, « on voit aussitôt disparaître non-seulement votre fausse science, toute de vaines paroles, mais encore la vraie souveraine du monde, la sagesse ; c’est la force qui décide ; l’orateur n’est plus rien. Qu’il soit bavard ou éloquent, n’importe ; c’est le farouche soldat que l’on aime. » Toute notre science devient nulle : « Ce n’est plus avec les formules du droit, ajoute le poète, c’est avec le fer qu’on demande justice. » S’il en est ainsi, Sulpicius, le barreau, je pense, doit le céder aux camps, la paix à la guerre, la plume à l’épée, l’ombre au soleil ; enfin le premier rang dans Rome appartient à cet art qui a donné à la république le premier rang dans l’univers.

Mais, au dire de Caton, nous exagérons les services de Muréna, et nous oublions que, dans toute cette guerre de Mithridate, nous n’avons eu affaire qu’à des femmes. Je suis loin de partager cet avis, juges ; et sans m’étendre sur ce sujet, qui est étranger à la cause, j’en dirai quelques mots.

Si l’on doit n’avoir que du mépris pour toutes les guerres que nous avons eues avec les Grecs, ne faut-il pas tourner en dérision le triomphe de M. Curius sur Pyrrhus, de T. Flamininus sur Philippe, de M. Fulvius sur les Étoliens, de Paul Émile sur le roi Persée, de Q. Métellus sur le faux Philippe, de L. Mummius sur les Corinthiens ? Mais si l’on est forcé de reconnaître l’importance de ces guerres, de ces victoires, pourquoi ce mépris pour les peuples asiatiques et pour un ennemi tel que Mithridate ? Je lis dans nos annales que la guerre contre Antiochus est une des luttes les plus sanglantes qu’ait soutenues le peuple romain : et L. Scipion, qui a partagé avec son frère l’honneur d’avoir terminé cette guerre, a trouvé dans le surnom d’Asiatique