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VIE DE CICÉRON.

et de la supériorité des maîtres de la Grèce sur ceux de Rome. À peine se permettait-il le moindre repos. Il entretenait chez lui, et l’y garda jusqu’à sa mort, le stoïcien Diodote, qui payait cette hospitalité de tous les trésors de son vaste savoir, principalement dans la dialectique.

Le calme équivoque dont jouissait la république fut bientôt troublé de nouveau. Sylla était revenu d’Asie. Il ramenait avec lui les proscriptions. Cicéron, à qui les malheurs publics enlevaient un à un tous ses maîtres, vit périr le second Scévola, et demeura de nouveau sans guide au milieu des révolutions qui changeaient la forme du gouvernement. Le dictateur, après avoir augmenté les prérogatives du sénat, diminué celles du peuple, détruit celles des tribuns, arraché à l’ordre équestre le pouvoir judiciaire, las enfin de tuer et d’innover, permit quelque repos à la république épuisée. Au forum, au barreau, les affaires reprirent leur cours. Ce fut l’époque des débuts de Cicéron.

Il apportait dans la double carrière de l’avocat et de l’orateur, plus de connaissances qu’on n’en demandait avant lui. D’ingénieux Traités sur la Composition et le Style avaient prouvé qu’il voulait reculer les limites de son art. L’étude constante de la langue grecque lui permettait d’en faire passer les richesses dans la sienne, dont il avait d’ailleurs assez étudié le génie pour devenir un jour l’arbitre souverain de la latinité. Il avait étudié et approfondi, sous les plus grands maîtres, la jurisprudence, la politique, la philosophie dans ses sectes principales, la rhétorique, la grammaire, dans le large sens où l’entendaient les anciens ; les mathématiques, la géométrie, l’astronomie, la musique même, il possédait enfin cette universalité de connaissances dont il a fait, dans ses écrits, un devoir à l’orateur, et dont la réunion semble au-dessus des facultés d’un homme.

Ses amis lui conseillaient de quitter le nom de Cicéron, donné à l’un de ses ancêtres pour une petite excroissance en forme de pois chiche (cicer) au bout de son nez ; ou, selon Pline, pour des améliorations introduites dans la culture de ce légume. « Je veux garder mon nom, leur répondit-il, et je ferai en sorte de le rendre encore plus illustre que celui des Scaurus et des Catulus. »

On ne sait pas précisément dans quelle cause il débuta ; mais sa première cause publique, ou criminelle, montra sous le plus beau jour et son talent et son courage. Un affranchi de Sylla, Chrysogonus, s’était fait adjuger pour deux mille drachmes (450 fr.) les biens d’un citoyen tué après les proscriptions. Roscius, fils et héritier du mort, prouva qu’ils valaient deux cent cinquante talents (1,350,000 fr.). Sylla, convaincu d’injustice, se prit de fureur contre Roscius, et le fit accuser, par ce Chrysogonus, d’être lui-même le meurtrier de son père. Ainsi menacé dans sa fortune, son honneur et sa vie, Roscius ne pouvait trouver d’avocat ; nul ne voulait s’exposer au ressentiment du dictateur. Seul, Cicéron osa le défendre, et le sauva. Son éloquente plaidoirie, mélange heureux d’énergie et d’adresse, enleva tous les applaudissements, ceux même des juges ; et l’on s’entretint longtemps à Rome du succès inespéré de cette cause périlleuse, un de ses plus beaux triomphes, un des plus doux souvenirs de sa vieillesse.

Plutarque dit qu’effrayé de ce succès, Cicéron quitta Rome, et donna pour raison le besoin de rétablir sa santé. Ces terreurs lui seraient venues un peu tard ; car il est certain qu’il y resta encore plus d’une année, qu’il y plaida plusieurs causes, et qu’il affronta même un nouveau danger, en défendant contre une loi de Sylla les droits d’une femme d’Arezzo. Mais l’excès du travail avait ruiné sa santé. Il était devenu étique, et avait parfois de subites défaillances, la débilité de son estomac l’obligeant à ne prendre que sur le soir une nourriture légère. Les luttes du barreau, l’ardeur qu’il y porta, détruisirent ce reste de forces. Sa voix, quoique pleine, était dure ; ne sachant encore ni la ménager, ni l’assouplir, il la montait, dès les premières paroles, aux tons les plus élevés, dans des plaidoiries qui duraient des jours. Son action, mal réglée, ajoutait à cette fatigue, et, de son propre aveu, il ne pouvait plaider sans que tout son corps fût aussitôt saisi d’une agitation continue, qui achevait de l’épuiser. Il dépérissait. Les médecins et ses amis exigèrent de lui qu’il renonçât à cette carrière, depuis dix ans le but de tous ses efforts, où il avait placé tant d’espérances de gloire et comptait déjà des triomphes sur les deux premiers orateurs de l’époque, Hortensius et Cotta. Le sacrifice était impossible. Il consentit seulement à voyager, et pour faire servir le soin même de sa santé au perfectionnement des études qui l’avaient détruite, il partit pour la Grèce.

Il séjourna six mois à Athènes chez Antiochus l’Ascalonite, aussi grand orateur que philosophe fameux, qui venait d’abandonner l’Académie pour le Portique, mais qui ne réussit pas à s’y faire suivre par son hôte. Atticus, disciple de la secte d’Épicure, l’enlevait souvent à Antiochus, pour le livrer à Phèdre et à Zénon, ses maîtres, jaloux de le conquérir à leur école. Cicéron voulut bien les écouter, mais en gardant la liberté de les combattre ; et peu s’en fallut qu’au lieu de venir à eux, il ne leur enlevât tout à fait Atticus lui-même, lequel ne put faire impunément d’aussi fréquentes visites au stoïcien Antiochus. Son ami le raille quelque part de s’être montré alors peu fidèle aux principes de son maître Épicure.

Cicéron s’attacha plus que jamais à ces études, bien résolu, s’il lui fallait renoncer aux affaires, à