Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/256

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importants services. Mais quand une facilité dangereuse cachée sous le masque du talent, dédaignant les sentiers de la sagesse, se livra tout entière à l’étude de la parole, alors la perversité des orateurs abusa des dons de l’esprit pour bouleverser les villes, et faire le malheur de leurs concitoyens.

III. Puisque nous avons développé la cause des bienfaits de l’éloquence, tâchons d’expliquer les causes de sa dépravation. Il me semble naturel de croire que d’abord on n’abandonna point l’administration des affaires à des hommes sans sagesse et sans éloquence, et que ceux qui réunissaient ces deux avantages ne se livraient point à la discussion des intérêts particuliers ; mais que, tandis que les hommes supérieurs s’occupaient des affaires de l’État, des hommes qui n’étaient point tout à fait dépourvus de talent, discutaient les intérêts privés et domestiques. Accoutumés, dans ces débats obscurs, à soutenir le mensonge contre la vérité, leur audace s’accrut par l’habitude de la parole ; et il fallut que les premiers citoyens s’occupassent de les contenir, et de défendre tout ce qui les entourait contre les entreprises de ces pervers. Bientôt, comme l’orateur qui dédaignait l’étude de la sagesse, pour se livrer tout entier à l’éloquence, paraissait souvent marcher le rival des autres, et quelquefois même s’élever au-dessus d’eux, la multitude séduite le jugeait, comme il le pensait lui-même, digne de gouverner la république. Dès lors il ne fallut pas s’étonner que, sous des pilotes sans expérience et sans modération, la patrie éprouvât les plus grands et les plus funestes naufrages. Ces désordres jetèrent tant de défaveur et d’odieux sur l’éloquence, que les hommes les plus favorisés de la nature, fuyant le tumulte et les orages du forum, se réfugièrent au sein des études paisibles, comme dans un port assuré contre ces tempêtes. C’est ce qui répandit tant d’éclat sur les sciences philosophiques et morales, auxquelles les hommes les plus distingués consacrèrent leurs loisirs ; et l’on renonça au talent de la parole, dans le temps où il importait le plus d’en conserver et d’en augmenter lu salutaire influence ; car, plus l’audace et la témérité de l’ignorance et du crime profanaient un talent si noble et si juste, en le tournant contre la patrie, plus il fallait leur résister avec énergie, et défendre la république.

IV. Voilà ce qui n’avait point échappé à notre grand Caton, à Lélius, à Scipion l’Africain, qu’il est permis de regarder comme leur disciple, ni aux Gracques, petits-fils de Scipion, tous hommes supérieurs, dont le mérite éclatant augmentait l’autorité, et en qui l’éloquence, qu’ils consacraient à la défense de la patrie, rehaussait les plus brillantes qualités. Je suis persuadé comme eux que, bien loin de négliger l’étude de l’éloquence, à cause de l’abus criminel qu’on en fait chaque jour dans les affaires publiques et particulières, il faut s’y livrer avec plus de zèle, pour s’opposer au dangereux ascendant qu’usurpent des orateurs pervers, au grand dommage des gens de bien, et pour la ruine commune de tous ; et on le doit d’autant plus, que l’éloquence est le principal ressort des affaires publiques et privées, puisqu’elle seule nous conduit avec honneur et sans danger dans les sentiers de la gloire et du bonheur. N’est-ce pas elle qui, dirigée par la sagesse, dont la voix doit nous guider en toutes choses,