Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/544

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Crassus arrivait préparé ; on l’attendait, ou l’écoutait avidement. Dès son exorde, qui était toujours travaillé avec soin, il justifiait cette honorable curiosité. Son geste était calme, sa voix, soutenue ; il ne marchait point, frappait rarement du pied. Mais la chaleur de son âme et quelquefois la colère ou une douleur profondément sentie, passionnaient ses paroles ; il employait souvent, et sans sortir de sa gravité, l’arme de la plaisanterie. Enfin, par un talent bien rare, il réunissait une grande brièveté de style à tout l’éclat des ornements. Jamais il ne trouva son pareil dans les répliques subites et alternatives. Tous les genres de cause lui furent également familiers. Il se plaça de bonne heure au premier rang des orateurs. Encore très jeune, il accusa C. Carbon, cet homme si éloquent, avec un succès qui lui attira, je ne dis pas les éloges, mais l’admiration de Rome entière. Il défendit ensuite, à l’âge de vingt-sept ans, la vestale Licinia ; il a laissé par écrit quelques parties de ce discours, où il déploya aussi la plus brillante éloquence. Il voulut dans sa jeunesse essayer de la faveur populaire : il parla pour la colonie de Narbonne, et obtint la commission de la conduire. Sa harangue existe encore, elle a, pour ainsi dire, une maturité qui ne semble pas appartenir à cet âge. Il plaida ensuite beaucoup de causes ; mais son tribunat fit si peu de bruit, que s’il n’eût, pendant cette magistrature, soupé chez le crieur Granius, et si Lucilius ne nous l’avait raconté deux fois, nous ignorerions qu’il eût été tribun du peuple.

— Il est vrai, dit Brutus ; mais je ne crois pas avoir entendu parler davantage du tribunat de Scévola ; et Scévola fut, je pense, collègue de Crassus. — Il le fut, repris-je, dans les autres magistratures ; mais il fut tribun l’année d’après lui, et il siégeait en cette qualité sur la tribune aux harangues, lorsque Crassus soutint la loi Servilia. Il ne fut pas non plus son collègue dans la censure, et je ne crois pas qu’aucun des Scévola ait jamais demandé la dignité de censeur. Au reste, quand Crassus publia le discours dont je parle, et que vous avez sûrement lu plus d’une fois, il avait trente-quatre ans, et son âge devançait le mien du même nombre d’années ; car il parla pour cette loi l’année de ma naissance, et il était né lui-même sous le consulat de Q. Cépion et de C. Lélius, justement trois ans après Antoine. J’ai rapproché ces dates, afin que l’on vît à quelle époque l’éloquence latine est parvenue, pour ainsi dire, à son point de maturité, et que l’on sût que dès lors elle a été portée à une perfection à laquelle il est impossible de rien ajouter, à moins qu’un homme ne se présente, riche d’un grand fonds de connaissances en philosophie, en droit civil et en histoire.

XLIV. — Il paraîtra, dit Brutus, cet homme que vous attendez, ou plutôt, il a déjà paru. — Je ne sais, répondis-je ; mais revenons à Crassus. Il existe un discours de son consulat, en faveur de Q. Cépion, morceau assez étendu pour un éloge accompagné d’apologie, mais qui le serait trop peu pour un plaidoyer. Enfin le dernier que nous ayons est celui qu’il prononça dans sa censure à l’âge de quarante-huit ans. Il règne dans tous ces ouvrages un naturel dont aucun fard n’altère le coloris ; même il était avare de ces tours nombreux où la pensée se développe et s’arrondit en un cercle de mots qu’on nomme période. Il préférait ce