Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/549

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quand je parle en public, je désire les suffrages du peuple ; car celui qui sait les obtenir est sûr de plaire également aux gens instruits. En effet, avec du jugement et du goût, je pourrai voir ce qu’il y a de bon ou de mauvais dans un discours ; mais on ne peut juger un orateur que par les effets qu’il produit. Ces effets doivent, à ce qu’il me semble, être au nombre de trois : instruire ses auditeurs, leur plaire, les toucher. Les maîtres de l’art remarquent par quels secrets du talent il remplit chacune de ces conditions, ou par quels défauts il manque le but, ou même s’y brise et y fait naufrage. Mais produit-il, ou non, sur son auditoire l’impression qu’il désire, c’est ce que proclament seuls les suffrages populaires et les applaudissements de la multitude. Aussi la question de savoir si un orateur est bon ou mauvais, n’a jamais trouvé le peuple et les savants divisés d’opinion.

L. Reportez-vous au temps où florissaient les orateurs dont je viens de parler. Pensez-vous que le vulgaire n’ait pas assigné entre eux les mêmes rangs que les connaisseurs ? Si vous eussiez demandé à un homme du peuple quel était le plus éloquent des Romains, il eût balancé entre Antoine et Crassus, ou bien l’un eût répondu Crassus, et l’autre eût nommé Antoine. Personne, direz-vous, ne leur eût-il donc préféré Philippe, d’une éloquence si douce, si grave, si enjouée, Philippe que nous-mêmes, qui aimons à nous rendre compte de nos jugements, avons placé immédiatement après eux ? Non, sans doute ; car c’est le privilège du grand orateur, de paraître grand, même aux yeux du peuple. Le joueur de flûte Antigénidas a donc pu dire à un de ses disciples qui n’était pas goûté par la foule : « Jouez pour moi et pour les Muses. » Mais moi je dirai à Brutus, quand il parle devant la multitude : « Parlez pour moi et pour le peuple ; le commun des auditeurs sentira les effets de votre éloquence, et moi je saurai par quels moyens vous les produisez. »

Celui qui entend un orateur ajoute foi à ses paroles, il les croit véritables, il entre dans sa pensée, il l’approuve ; le discours produit la conviction. Maître de l’art, que demandez-vous de plus ? La multitude est enchantée, émue, ravie de plaisir. À quoi bon vos discussions ? L’auditoire se réjouit, s’attriste, rit, pleure, témoigne de l’intérêt, de l’aversion, du mépris, de l’envie ; il éprouve le sentiment de la pitié, de la honte, du repentir ; il s’irrite, il menace, il espère, il craint : tous ces mouvements sont communiqués à l’âme des auditeurs par l’élocution, les pensées, l’action de l’orateur. Est-il besoin qu’un savant vienne dire son avis ? Ici les suffrages du peuple doivent entraîner ceux des savants.

Enfin voici une preuve éclatante de l’accord constant des jugements populaires avec ceux de la science et du goût. Parmi cette foule d’orateurs de genre et de talents divers, en est-il un seul que l’opinion publique ait jugé excellent, sans que les gens instruits aient confirmé cet arrêt ? Du temps de nos pères, quel est le citoyen, qui, libre de choisir un défenseur, n’eût pas, sans hésiter un instant, porté sa cause à Antoine ou à Crassus ? Il en existait beaucoup d’autres ; et cependant si l’on pouvait balancer entre eux deux,