Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/553

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LVI. — Que l’éloquence est un grand art ! dit Brutus, puisque deux orateurs si excellents manquèrent chacun d’une des deux qualités les plus importantes. — Il faut encore remarquer, à leur occasion, que des orateurs peuvent être les premiers de leur temps, sans pour cela se ressembler entre eux. Rien ne diffère autant que Cotta et Sulpicius, et cependant ils l’emportèrent l’un et l’autre sur tous ceux du même âge. Un maître habile étudiera donc les dispositions particulières de chacun de ses disciples ; et ses leçons, toujours d’accord avec la nature, seront pareilles à celles d’Isocrate qui, parlant du génie ardent de Théopompe et du caractère tranquille d’Ephorus, employait, disait-il, avec l’un le frein, et l’éperon avec l’autre.

Les discours attribués à Sulpicius ont été, à ce qu’on pense, écrits depuis sa mort, par un homme à peu près de mon âge, et le plus éloquent, selon moi, qu’il y eût hors du sénat, P. Canutius. Pour Sulpicius, il ne reste rien qui soit vraiment de lui ; et je l’ai entendu répéter plus d’une fois qu’il n’était pas dans l’usage d’écrire ; que même il ne le pourrait pas. Quant à Cotta, son plaidoyer pour lui-même, lorsqu’il fut accusé d’après la loi Varia, fut composé à sa prière par L. Élius. Élius était un homme d’un rare mérite, un chevalier romain des plus distingués, également versé dans les lettres grecques et latines, et dans les antiquités de la patrie. Rien, dans les faits et les institutions de nos aïeux, ni dans les écrits des premiers âges, n’échappait à son érudition. C’est de lui que notre ami Varron reçut les éléments de cette science qu’il a si fort agrandie, et à laquelle son vaste génie et son savoir universel ont élevé de si beaux monuments. Mais Élius voulut être stoïcien ; pour orateur, il ne pensa jamais à le devenir, et il ne le fut pas. Toutefois il écrivait des discours que d’autres prononçaient : témoin ceux qu’il composa pour Q. Métellus le fils, pour Q. Cépion, pour Pompéius Rufus. Ce n’est pas que ce dernier ne fit lui-même ceux dont il se servit pour sa propre défense ; mais ce ne fut pas sans emprunter le secours d’Elius. J’ai souvent assisté à la composition de ces ouvrages, étant chez Elius, que j’avais coutume, dans ma jeunesse, d’écouter avec beaucoup d’assiduité. Au surplus, je m’étonne que Cotta, doué comme il était d’un grand talent oratoire, et d’ailleurs homme de sens, ait voulu s’attribuer ces discours d’Elius, dont le mérite est si léger.

LVII. Aucun orateur de l’âge de Cotta et Sulpicius ne prenait place à côté d’eux. Toutefois Pomponius est celui qui me plaisait le plus, ou me déplaisait le moins. Nul autre que ceux dont j’ai parlé n’était appelé à défendre les grandes causes. Antoine, le plus recherché de tous, promettait volontiers ses services ; Crassus, un peu moins facile, ne les refusait pourtant pas. Celui qui n’avait ni l’un ni l’autre pour défenseur recourait à Philippe ou à César ; et après ceux-ci on tournait ses yeux du côté de Sulpicius et de Cotta. Ces six orateurs se partageaient toutes les affaires importantes. Il n’y avait pas alors autant de procès que de notre temps ; et l’on ne confiait pas, comme aujourd’hui, la même cause à plusieurs avocats, usage on ne peut plus vicieux. Nous répondons en effet à des orateurs que nous n’avons pas entendus ; et souvent on nous rend de ce qu’ils ont dit un compte inexact. En second lieu, il m’importe beaucoup de voir de mes propres yeux de quel air mon adversaire affirme cha-