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VIE DE CICÉRON.

environs des soldats qui le cherchaient. Leur chef était le tribun Popillius Lénas, que Cicéron avait autrefois sauvé dans une accusation de parricide. Les soldats ne tardèrent pas en effet à rejoindre la litière, où Cicéron lisait la Médée d’Euripide. Ses esclaves se rangèrent autour de .lui, résolus de le défendre au péril de leur vie ; mais Cicéron leur défendit de faire la moindre résistance ; et s’avan- çant hors de la litière, il dit aux soldats de faire leur devoir. Ceux-ci lui couperent la tété, ainsi que les deux mains, et retournèrent à Rome pour por- ter à Antoine cet odieux trophée.

Popillius trouva le triumvir dans le forum, au milieu de ses gardes, lui montra de loin sa proie, et recut en échange une couronne d’or et une somme cohsidérable. Antoine ordonna que la tête fdt clouée, entre les deux mains, à la tribune aux harangues, « du haut delaquelle, suivant l’expression de Tite- Live, l’orateur avait fait entendre une éloquence que n’égala jamais aucune voix humaine. n

Mais avant qu’on exécutât l’ordre d’Antoine, on porta cette tête chez Fulvie, cette femme dont on a dit qu’elle n’avait de son sexe que le corps, qui portait l’épée, haranguait les soldats, tenait conseil avec les chefs, et qui ajouta sur la liste des pros- criptions des noms inconnus même a son mari. Se saisissant de cette tête, elle inventa pour elle des outrages qui répugnent à retracer. Elle la mit sur ses genoux, vomit contre elle de sales injures, cracha dessus, en tira la langue, et la perça avec l’aiguille d’or qu’elle portait dans ses cheveux.

La mort des autres proscrits n’excita, dit un his- torien de ce siècle, que des regrets particuliers ; mais celle de Cicéron causa une douleur universelle. C’était triompher de la république, et fixer l’escla- vage à Rome. Antoine en était si persuadé, qu’il s’écria devant ces restes sanglants : « Maintenant les proscriptions sont finies ! n Tué le 7 décembre


VIE DE CICERON.

dc l’an 710 de Rome (44 avant J. C.), Cicéron avait soixante-trois ans onze mois et cinq jours.

Les restes mutilés de Cicéron furent, dit-on, en— sevelis par un certain Lamia, célébré pour cet acte de courage par plusieurs poètes latins ; mais une au- tre tradition veut qu’ils aient été brûlés par ses es— claves mêmes, et ses cendres transportées à Zante, où, en creusant en 1544 les fondations d’un monas— tère, on trouva un tombeau qui portait son nom.

Le lieu que sa mort avait rendu célèbre fut long— temps visité par les voyageurs avec un respect reli— gieux. Quoique la haine de ce crime s’attachât parti- culièrement a Antoine, Octave ne put s’en garantir ; et c’est là ce qui explique le silence que les écrivains de son siècle ont gardé sur Cicéron. Aucun des poètes de sa cour n’a osé le nommer. Virgile même aima mieux dérober quelque chose à la gloire de Borne, en cédant aux Grecs la supériorité de l’éloquence (orabunt causas melius…), qu’ils avaienteux—mêmes cédée à Cicéron. Il n’y eut guère que Tite-Live qui rendit à ses talents un hommage pour lequel il ne croyait pas avoir assez de tout le sien ; a car, dit-il, pour louer dignement Cicéron, il faudrait être lui— mêmc. n Dans le palais d’Auguste, dans sa famille, on se cachait pour lire les ouvrages du plus grand orateur de Rome.

Dans la génération suivante, c’est-à-dire, après la mort de ceux que l’intérêt, l’envie, les dissentiments politiques avaient forcé de le haïr vivant et de décrier sa mémoire, sa réputation reprit tout l’éclat dont elle avait brillé ; et sous le règne de Tibère, lors- qu’un historien mourait pour avoir loué Brutus, un autre écrivain quittait le ton grave et pacifique de l’histoire, pour apostrOpher Antoine et lui repro- cher le crime inutile de cette mort. Depuis ce temps, tous les écrivains de Rome, poètes et historiens, louèrent à l’envi Cicéron ; et environ trois siècles après le sien, les empereurs lui rendaient une espèce de culte dans la classe des divinités secondaires.