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HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE

s’élève jusqu’aux plus beaux accents de lyrisme qu’ait jamais inspirés cette scène lamentable :

— On le veut baiser, il donne les lèvres ; on le veut lier, il présente les mains ; on le veut souffleter, il tend les joues, frapper à coups de bâton, il tend le dos ; flageller inhumainement, il tend les épaules : on l’accuse devant Caïphe et devant Pilate, il se tient pour tout convaincu : Hérode et toute sa cour se moquent de lui, et on le renvoie comme un fou ; il avoue tout par son silence : on l’abandonne aux valets et aux soldats, et il s’abandonne encore plus lui-même : cette face autrefois si majestueuse, qui ravissait en admiration le ciel et la terre, il la présente droite et immobile aux crachats de cette canaille : on lui arrache les cheveux et la barbe, il ne dit mot, il ne souffle pas ; c’est une pauvre brebis qui se laisse tondre. Venez, venez, camarades, dit cette soldatesque insolente ; voilà ce fou dans le corps de garde, qui s’imagine être roi des Juifs ; il faut lui mettre une couronne d’épines ! Tradebat autem judicanti se injuste ; il la reçoit. — Et elle ne tient pas assez, il faut l’enfoncer à coup de bâton : — Frappez, voilà la tête. — Hérode l’a habillé de blanc comme un fou ; apporte cette vieille casaque d’écarlate pour le changer de couleur ! — Mettez, voilà les épaules. — Donne, donne ta main. Roi des Juifs, tiens ce roseau en forme de sceptre ! — La voilà, faites-en ce que vous voudrez. — Ah ! maintenant ce n’est plus un jeu, ton arrêt de mort est donné ; donne encore ta main qu’on la cloue ! — Tenez la voilà encore. — Enfin, assemblezvous, ô Juifs et Romains, grands et petits, bourgeois et soldats ; revenez cent fois à la charge ; multipliez sans fin les coups, les injures, plaies sur plaies, douleurs sur douleurs, indignités sur indignités ; insultez à sa misère jusque sur la croix ; qu’il devienne l’unique objet de votre risée, comme un insensé ; de votre fureur, comme un scélérat : Tradebat autem ; il s’abandonne à vous sans réserve ; il est prêt à soutenir tout ensemble tout ce qu’il y a de dur et d’insupportable dans une raillerie inhumaine et dans une cruauté malicieuse.

C’est l’expression la plus complète de l’abandon et du renoncement ; la belle prière qui suit est d’un lyrisme pur et céleste, d’une harmonie mélodieuse et forte :

— O plaies, que je vous adore ! llétrissures sacrées, que je vous baise ! ô sang qui découlez, soit de la tête percée, soit des yeux meurtris, soit de tout le corps déchiré ! ô sang précieux, que je vous recueille ! Terre, terre ne bois pas ce sang. Terra, ne operias sanguinem meum : (( Terre, ne couvre pas mon sang », disait Job : mais qu’importe du sang de Job ? Mais, ô terre, ne bois pas le sang de Jésus : ce sang nous appartient, et c’est sur nos âmes qu’il doit tomber. J’entends les Juifs qui crient : « Son sang soit sur nous et sur nos enfants I n II y sera, pauvre race ; tu ne seras que trop exaucée ; ce sang te poursuivra jusqu’à tes derniers rejetons, jusqu’à ce que le Seigneur, se lassant enfin de ses vengeances, se souviendra à la fin des siècles de tes misérables restes. Oh ! que le sang de Jésus ne soit point sur