Page:Cleland - Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir, 1914.djvu/149

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par leur bonne conduite, de s’enrichir elles et les leurs. Bien des filles vertueuses ont épousé leurs maîtres, qui les font aujourd’hui rouler en carrosse. On en connaît même quelques-unes qui sont devenues duchesses. La chance fait tout et nous y pouvons prétendre aussi bien que les autres. »

Et un tas de propos pareils qui me faisaient griller d’envie d’entreprendre cet heureux voyage. Que devais-je quitter d’ailleurs ? un village où j’étais née, il est vrai, mais où je n’avais personne à regretter ; un endroit qui m’était devenu insupportable, depuis qu’à des témoignages de tendresse avaient succédé des airs froids de charité, dans la maison même de l’unique amie dont je pouvais attendre soins et protection. Cette femme, toutefois, se conduisit honnêtement. Elle fit argent des petites choses qui me restaient et me remit, les dettes et les frais d’enterrement acquittés, toute ma fortune, à savoir : huit guinées et dix-sept schellings. J’empaquetai ma modeste garde-robe dans une boîte à perruque et mis mon argent dans une boîte à ressort. Je n’avais jamais vu tant de richesse et ne pouvais concevoir, qu’il fût possible de la dépenser ; ma joie de posséder un tel trésor était si réelle que je fis très peu d’attention à une infinité de bons avis qui me furent donnés, par surcroît.

Nous partîmes par la voiture de Chester. Je laisse de côté la petite scène des adieux, où je versai quelques larmes de chagrin et de joie. Ma conductrice me servit de mère pendant la route, en considération de quoi elle jugea à propos de me faire payer son écot jusqu’à Londres. Elle fit, à la vérité, les choses en conscience et ménagea ma bourse comme si c’eût été la sienne. Je ne m’arrêterai pas au détail insignifiant de ce qui m’arriva en route, comme, par exemple, les regards que d’un œil humide de liqueur me lançait le postillon, le manège de tel ou tel des voyageurs à