Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 1.djvu/267

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
266
AU SOIR DE LA PENSÉE

Aux hommes primitifs, de telles questions ne pouvaient même pas se poser. Ils « voyaient ». Y avait-il donc quelque chose de plus à faire qu’à regarder, à entendre, à toucher ? Sentir et connaître, cela leur paraissait tout un. Des temps sans mesure allaient s’écouler avant que l’idée même d’une distinction élémentaire vînt à se présenter.

Autant de problèmes que de phénomènes. Quelques-uns des plus frappants pouvaient s’offrir à de vagues essais de classements. Relier des parties, avant toute notion d’ensemble, en une imprécise hiérarchie de puissances, tantôt dominantes et tantôt subordonnées, fut d’un nouvel effort, suivi d’un irrésistible penchant de la méconnaissance à personnifier toutes manifestations d’énergie.

Que de troubles d’une jeune mentalité avant de découvrir que toutes nos sensations ont besoin d’être contrôlées en vue d’une précision d’expérience ! Et quels efforts pour comprendre que toute conquête de connaissance ne peut être qu’une amorce nouvelle pour de nouveaux assauts de sensibilité. Aux chercheurs d’absolu cela paraît misère. C’est follement se plaindre d’être homme au lieu de Divinité. En dehors des fantasmagories de rêve, il demeure d’assez belles raisons de vouloir et d’agir. Loin que notre intelligence soit la mesure de l’univers, elle n’en peut visiblement encadrer que des parties. L’intelligence humaine, je la prends comme le fait me la donne, à la façon d’une jauge naturellement appropriée à des parties du monde, mais hors d’état d’embrasser tout le champ infini de l’objectivité.

Dans la proportion où nos états de mentalité évoluent, des accroissements de compréhension se découvrent qui laisseront longtemps aux rêves, plus ou moins ordonnés, de la théologie ou de la métaphysique, une marge dont il ne semble pas que depuis les Védas, même avec les achèvements de Sankara, de Kapila, personne ait beaucoup agrandi le domaine. C’est justement le contraire de ce qui se voit dans l’histoire des connaissances positives toujours en voie de développements.

Puisque c’est l’intelligence humaine qui va juger le monde, ce jugement sera d’intelligence humaine : rien de moins, rien de plus. Il n’est que de mettre l’homme à sa place dans l’ordre des choses, en le munissant d’un peu de psychologie comparée, pour lui suggérer un effort de modestie.