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AU SOIR DE LA PENSÉE

droit au tribunal de toute imagination. Il en devait être ainsi partout, jusqu’à l’institution d’un consensus fondé sur des mouvements d’émotivités compatibles avec des repères d’apparences dont il fallait se contenter. Qu’importe s’il arrivait aux thèmes de s’enchevêtrer ? Selon les chances des invasions, des migrations, et de tous mélanges de races, les mouvements de l’esprit humain décideront du sort des hommes et des Dieux.

Ainsi que je l’ai dit, les premiers aperçus d’une cosmogonie se sont présentés grossièrement à l’intelligence dès que l’homme s’est trouvé capable de coordonner des rudiments de pensées, en des formes d’interrogations si vagues que questions ni réponses ne pouvaient suggérer aucune des précisions d’aujourd’hui. Quelles durées furent nécessaires pour passer des idées particulières aux idées générales les plus obscurément formées dans une langue de sensations propre à devenir un merveilleux outil de progression, mais destinée à nous maintenir, pour de longs âges, dans la stupeur de nos premières visions d’apparences[1] ?

Autant de groupements humains, autant de champs ouverts aux incohérences du non-savoir en de grossiers essais d’éventuelles coordinations. Le temps ne se peut supputer jusqu’aux premiers « Révélateurs » qui supposent au moins les contours d’une question approximativement posée. Lointain encore est le jour où la prosaïque connaissance pourra s’orienter positivement des lambeaux de l’ancienne poésie, vers les problèmes de l’univers, sans trop de présomption.

Laissons ces jours d’obscurités ataviques au silence des âges, pour entrer dans l’Éden des primitives légendes où le poète faisait office de « savant ». À y rapporter la durée de périodes dont nous ne savons rien, sinon qu’elles demandèrent des accumulations de siècles, notre Genèse biblique est d’hier, et Moïse se découvre, avant tout, sous les traits d’un aïeul qui conte des histoires à ses petits-enfants. Pour juger de ce qu’il pouvait exprimer de nous-mêmes et du monde, ne faudrait-il pas chercher d’abord à comprendre comment les questions qu’il met à

  1. Il faut bien prendre garde que l’apparence varie avec l’évolution de l’intelligence. L’apparence, pour un Fuégien de nos jours, est autrement conditionnée que chez le plus modeste de nos écoliers.