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AU SOIR DE LA PENSÉE

légère esquisse. Que le lecteur se reporte aux textes originaux. Il verra que le bon Fa-Hsien, à la recherche des livres du Canon bouddhiste (grand et petit véhicule — moyen même, il paraît), va chercher en même temps que de vénérables écritures, « les images[1] des Divinités bouddhistes ». Eh oui, le malheureux Bouddha, qui n’avait point de Dieu, était devenu (comme le Galiléen plus tard) Divinité lui-même, pour s’accompagner, aussi bien en Chine que dans l’Inde, d’un cortège de ces Dieux conquis, en tête desquels s’inscrivait Brahma. Le bouddhisme, en dégénérescence déjà, se trouvait même pourvu d’une Trinité verbale : « le corps spirituel » du Bouddha, « le bonheur de ce corps » en récompense de ses vertus, enfin « la chair » même dans laquelle le Bouddha était apparu[2].

Instinctivement choqué de tant de déviations, l’esprit chinois veut éclaircir ses doutes, mais dans un esprit d’universelle tolérance et de suprême conciliation. Ne voyons-nous pas Fa-Hsien en péril de perdition, à deux reprises dans son voyage maritime de retour, jeter allègrement son pauvre bagage par-dessus bord (une cruche et un bol), mais refuser de renoncer à ses livres, à ses images qu’il n’acceptait de voir périr qu’avec lui-même ? Et s’il faut un dernier trait pour achever l’ébauche d’un état d’âme si différent du nôtre, considérez cet homme sans peur qui trouve tout simple, au plus fort de la tempête, de demander aux passagers sectateurs des Divinités chinoises et même du Dieu chrétien, de mettre ses écritures bouddhistes sous la protection expresse de « leur terrible puissance ». Et, bien loin de s’y refuser (nous n’en étions pas encore à l’Inquisition), tous ces hommes excellents de s’unir dans le commun respect de leurs doctrines contradictoires, pour concilier leurs Dieux divers dans les épreuves d’un danger commun.

Le pèlerinage de Fa-Hsien se résume d’un mot. Au cours de quinze années, l’intrépide voyageur s’est acheminé de la Chine centrale, à travers le désert de Gobi, jusqu’aux plus hautes passes de l’Hindou-Koush, si difficilement franchissables encore aujourd’hui, et de là jusqu’aux bouches du Gange, pour revenir

  1. Les temps étaient déjà passés où les fidèles n’auraient pu accepter « l’abomination » d’une image du Bouddha.
  2. Pour formuler un tel partage, il faut vraiment avoir envie de diviser quelque chose en trois.