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LE MONDE, L’HOMME

Ce que la métaphysique a fait du consensus organique déterminant le dynamisme de la personnalité, on nous l’enseigne avec trop de soin dans nos écoles pour que nous ayons le droit de l’avoir oublié. Le moi, c’est l’entité âme. Qu’est-ce que l’âme ? Un je ne sais quoi dont on ne peut rien dire, sinon que le mot se propose pour expliquer d’autorité intuitive le phénomène avant l’analyse d’observation. N’en demandez pas plus, et surtout ne vous avisez pas d’aller chercher dans la sensation l’origine de la connaissance, c’est-à-dire dans l’organe sensible la manifestation de la sensibilité. Ayant fondé sur un mot sans fondement d’objectivité la détermination de l’individu, il ne s’agit plus que de lier le fonctionnement de l’âme immatérielle à la matérialité des organes. On parle de tout à ce propos, excepté du point d’attache impossible à trouver.

L’incomparable amas de verbiage, sans correspondances d’observation, accumulé par la littérature du Moi dépasse toute imagination. Nos bibliothèques les ensevelissent dans une vénérable poussière — significative manifestation des progrès de l’esprit humain. C’est l’effet d’un état incohérent de culture générale qui sépare deux formes de développement mental (le dire et le penser) dont les tiraillements ne font qu’aggraver l’incohérence de la foule effarée. Tout un monde de publicistes s’attache obstinément à l’art d’écrire en reléguant au second plan l’appropriation positive des idées. Nous avons des écrivains, nous avons des savants, je les vois trop souvent séparés par une cloison étanche[1] qui les isole au point que des voix ont pu nous recommander au même titre le culte simultané de l’autel et du laboratoire à réconcilier, sans qu’on nous dise comment, après les dissentiments du bûcher.

je devais rappeler ici ce premier résultat d’une interversion des phénomènes élémentaires. On en comprendra mieux comment le Moi, fictivement détaché de l’organisme dont il est le produit, ne consentira pas volontiers à se voir ramener de son « splendide isolement » à l’humilité d’un phénomène éphémère parmi tous autres. Mis en dehors des phénomènes orga-

  1. Un grand progrès serait accompli le jour ou la bifurcation scolaire, Lettres, sciences, aurait vécu. Quand en viendrons-nous à comprendre que, pour parler de l’homme et du monde, il faut d’abord avoir pris la peine de les observer ?