Page:Collins - La Femme en blanc.djvu/50

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rendre la vie. Mon oncle, M. Fairlie, ne prend avec nous aucun de ses repas. Il est d’une santé fort précaire, et préfère trôner, en célibataire, au fond de son appartement. La maison n’a pas d’autres habitants si ce n’est moi. — Nous avons eu pendant quelque temps, en visite, deux de nos jeunes amies ; mais elles nous ont quittées hier désespérant de nous et d’elles. Il ne faut pas s’en étonner. Tout le temps qu’elles sont restées (M. Fairlie étant retenu chez lui par ses souffrances), nous n’avons eu à leur offrir de votre sexe aucun échantillon que l’on pût faire babiller, danser, coqueter. Aussi ne faisions-nous que nous quereller, surtout en dînant… Comment voulez-vous que quatre femmes dînent ensemble, tous les jours, toutes seules de leur espèce, sans se prendre aux cheveux ?… — Nous sommes à table si peu amusantes les unes pour les autres… Vous voyez, M. Hartright, que je n’ai pas grand esprit de corps. — Prenez-vous du thé ou du café ?… — Mais nous sommes presque toutes ainsi… Seulement, il n’est pas commun, chez nous, de l’avouer aussi librement que je viens de le faire… Bonté divine ! je vous embarrasse, il me semble ?… Pourquoi ? Est-ce la difficulté de choisir votre déjeuner, ou bien la liberté de mon langage qui vous décontenance à ce point ?… Dans le premier cas, je vous recommanderai, en amie, de ne pas songer à ce jambon froid posé à côté de vous, et d’attendre que l’omelette arrive… Si c’est l’autre supposition qui est la vraie, je vous offrirai du thé pour vous remettre un peu, et je ferai mon possible, — ce qui, dans la bouche d’une femme, n’engage pas à grand’chose, — pour tenir ma langue au repos…

La dessus elle me tendit, en riant, ma tasse de thé. Ce « papotage » facile, cette familiarité un peu vive à l’égard d’un étranger, étaient alliés, chez mon interlocutrice, à une si complète absence d’affectation, et devaient émaner d’une confiance si vraie dans sa dignité naturelle et les privilèges de son rang, que l’homme le plus téméraire se fût senti contraint au respect. S’il était impossible de garder vis-à-vis d’elle une réserve outrée, un formalisme de commande, il était plus impossible encore de se croire