Page:Conrad - En marge des marées.djvu/126

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Byrne s’éloigna autant qu’il le put, de la côte, sans être vu. se dirigeant vers l’ouest et luttant vaillamment contre le vent et la pluie, sur un plateau sombre et nu, sous un ciel couleur de cendre.

Au loin d’âpres montagnes désolées, dressant leurs cimes escarpées et nues, semblaient l’attendre, menaçantes. Il s’en trouva, au soir, tout proche, mais, comme on dit en langage marin, incertain de sa position ; il y arriva, affamé, trempé, harassé par un jour de marche continuelle sur une route défoncée ; il n’avait rencontré que fort peu de gens en route et n’avait pu obtenir le moindre renseignement sur le passage de Tom Corbin. Allons, allons, avançons toujours, se disait-il pendant ces heures d’effort solitaire, poussé bien plutôt par l’incertitude que par une crainte ou un espoir bien définis.

Le jour qui déclinait s’éteignit rapidement, au moment où il atteignait un pont démoli. Il descendit dans le ravin, passa à gué, à la dernière lueur d’une eau rapide, un courant étroit ; et grimpant de l’autre côté, se trouva soudain enfoncé dans une obscurité qui lui tombait sur les yeux comme un bandeau.

Le vent, qui dans l’ombre fouettait la lisière de la sierra, harcelait ses oreilles d’un mugissement continu, pareil à celui d’une mer en furie. Il pensait bien avoir perdu le chemin. Même de jour, avec ses ornières, ses flaques de boue, et le hérissement de ses pierres, il était difficile de le distinguer de l’abominable étendue d’une lande semée de cailloux et de maigres buissons : mais comme il nous le dit, il régla sa marche sur la direction du vent. Le chapeau enfoncé sur les yeux, la tête basse, il marcha, s’arrêtant de temps à autre pour donner un peu de trêve à son esprit, bien plutôt qu’à son corps, comme si le violent effort de volonté qu’il appréhendait de voir rester inutile, et le trouble de ses sentiments dépassaient par moments non pas sa résistance, mais sa résolution.

À l’un de ces arrêts, il lui sembla entendre, apporté de loin faiblement par le vent, comme le bruit d’un coup, d’un coup frappé sur du bois. Il remarqua que le vent était tombé soudain.

Son cœur se mit à battre en désordre, sous l’impression plus vive des espaces déserts qu’il avait traversés pendant les six dernières heures, la sensation poignante d’un monde inhabité. Comme il levait la tête, un rayon de lumière, illusoire, comme cela arrive souvent dans une épaisse obscurité, dansa devant ses yeux. Tandis qu’il scrutait l’ombre, le faible son d’un coup lui parvint encore, et il sentit soudain, plutôt qu’il ne la vit, l’existence d’un obstacle massif qui se dressait en travers