Page:Conrad - En marge des marées.djvu/42

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nant, appréhendant non pas la mort, mais un éternel tourment. Ç’avaient été pourtant des paroles bien naturelles.

— Il faut tout de même en sortir. Nous ne pouvons pas rester éternellement dans cette attente. Dites-moi votre sentiment sur nos chances de succès.

Renouard, interdit, eut un faible sourire. Le professeur déclara d’un ton plaisant qu’il avait hâte de poursuivre son voyage autour du monde et d’en avoir fini. On ne pouvait pas rester indéfiniment chez ces excellents Dunster. En outre, il y avait les conférences qu’il s’était engagé à faire à Paris. C’était là une question sérieuse.

Ces conférences du professeur Moorsom étaient un événement européen et Renouard ignorait que des auditoires brillants devaient y courir en foule. Tout ce qu′il lui était possible de démêler était le trouble que cette annonce lui causait. La menace de la séparation lui tomba sur la tête comme un coup de foudre. Il sentit tout l’absurde de son émotion. N’avait-il pas vécu sous les nuages, tous ces temps derniers ? Le professeur, les coudes écartés, regardait le jardin, tout en continuant à soulager son esprit. Assurément sa fille assumait la direction du département « sentiment » et elle rencontrait, pour l’y aider, de nombreuses bonnes volontés. Mais, lui, il fallait bien qu’il s’occupât du côté pratique de la vie, et sans le secours de personne.

— Je n’hésite pas à vous confier ce souci, car je vous sais plein de sympathie pour nous, et en même temps je vous sais désintéressé de toutes ces sublimités que Dieu confonde.

— Que voulez-vous dire ? murmura Renouard.

— Je veux dire que vous êtes capable de juger de tout cela avec calme. L’atmosphère, ici est tout simplement détestable. Tout ce monde se laisse conduire par le sentiment. Votre opinion circonspecte pourrait peut-être influencer…

— Vous voudriez que Miss Moorsom abandonnât son idée ?

Le professeur se tourna vers le jeune homme, et le regardant avec tristesse :

— Dieu seul sait, dit-il, ce que je veux et ce que je ne veux pas.

Renouard, le dos appuyé à la balustrade, les bras croisés, semblait méditer profondément. Son visage s’abritait un peu sous le chapeau à larges bords ; son nez droit qui prolongeait la ligne du front, ses yeux profondément enfoncés dans les orbites, son menton saillant faisaient ressembler son profil à l’un de ceux qu’on voit parmi les bronzes des