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LE PLANTEUR DE MALATA

parvenus au sommet, elle regarda longtemps devant elle. La brume du soir rasait le sol, voilant la limite des récifs. Au dessus de leur immense et mélancolique chaos, semblable à une flotte d’îlots échoués, des myriades d’oiseaux roulaient et déroulaient sans cesse leurs noirs rubans dans le ciel, s’assemblaient en nuages, s’élevaient, s’inclinaient, comme un jeu d’ombres, car ils étaient si loin que le bruit de leurs cris ne parvenait pas jusqu’à eux.

À voix basse, Renouard rompit le silence.

— Ils vont se poser pour la nuit.

Elle ne répondit pas. Autour d’eux, c’était la paix du soleil couchant. Près d’eux, la pointe la plus élevée de Malata, comme le sommet d’une tour ensevelie, dressait un rocher effrité, gris et comme las de contempler les siècles monotones du Pacifique. Renouard s’y adossa. Miss Moorsom, soudain, lui fit face, ses splendides yeux noirs se fixèrent sur lui comme si elle eût décidé de lui faire perdre la raison une fois pour toutes. Ébloui, il abaissa lentement les paupières.

— Monsieur Renouard, il y a quelque chose d’étrange dans tout ceci. Dites-moi où il est ?

Il répondit sans hésitation :

— De l’autre côté de ce rocher : je l’ai enterré là moi-même.

Elle comprima sa poitrine à deux mains, s’arrêta un moment pour reprendre souffle et s’écria :

— Ah ! vous l’avez enterré. Quelle espèce d’homme êtes-vous donc ?… Vous n’osiez pas le dire. C’est encore une de vos victimes. Vous n’avez pas osé l’avouer ce soir-là… Vous avez dû le tuer. Qu’avait-il donc bien pu vous faire ? Vous l’avez entraîné dans quelque horrible dispute et…

Son expression vengeresse, ses cris poignants laissèrent Renouard aussi calme que le rocher contre lequel il s’appuyait. Il leva seulement les paupières pour la regarder, puis les rabaissa lentement. Rien de plus. Cela lui imposa silence. Elle fit, comme honteuse, un geste de la main pour chasser cette idée. Il se mit à parler, d’abord avec une tranquille ironie :

— Ah ! oui, le légendaire Renouard des idiots sensibles. L’impitoyable aventurier, l’ogre à qui l’avenir appartient. C’est un cri de perroquet, Miss Moorsom. Je ne crois pas que même le plus stupide d’entre eux ait jamais osé dire une chose aussi bête sur mon compte que j’ai jamais tué un homme pour rien. Non, j’avais remarqué cet homme dans un hôtel. On m’avait dit qu’il venait de l’intérieur et