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III


La retraite de Russie submergea tous les ressentiments particuliers sous un océan de désastres et de misères. Colonels sans régiments, d’Hubert et Féraud portaient le fusil dans les rangs du fameux bataillon sacré, formé d’officiers de toutes armes, qui n’avaient plus de troupes à commander.

Dans ce bataillon, les colonels tenaient lieu de sergents, les généraux commandaient les compagnies, et avaient à leur tête un maréchal de France, prince de l’Empire. Tous s’étaient munis de fusils ramassés en route et de cartouches dérobées aux morts. Dans la destruction générale des notions de discipline et de devoir, qui cimentent compagnies, bataillons, régiments, brigades et divisions d’une armée, cette petite troupe mettait son orgueil à conserver un semblant d’ordre et de formation. Les seuls traînards étaient ceux qui tombaient pour céder au froid leurs âmes épuisées. Ils marchaient sans que leur passage troublât le mortel silence des plaines baignées de la lumière livide des neiges, sous un ciel de cendres. Des rafales qui couraient sur les champs, se jetaient à l’assaut de la sombre colonne, l’enveloppaient d’un tourbillon de grêlons, puis s’apaisaient, pour la laisser ramper sur la route tragique, sans le rythme