Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/23

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lourdes paupières tombaient sur ses yeux, qui regardaient par-dessus moi, dans la cour.

Je balbutiai, comme un homme en proie à un affreux cauchemar : — « Que voulez-vous dire ? Comment pourrais-je atteindre les liens de vos poignets ? »

— « Je vais faire de mon mieux », répondit-il. La large face aux yeux fixes s’écarta de la fenêtre, et tous les visages collés aux barreaux s’effacèrent dans l’ombre. Il avait jeté bas son fardeau d’un seul mouvement, tant il était fort !

Il s’était en même temps libéré de ceux qui l’étouffaient, et disparut à mes yeux. Pendant un instant je ne vis plus personne à la fenêtre. Gaspar s’était retourné et à coups de tête et d’épaules, de la seule façon qui lui fût permise, avec les mains liées derrière le dos, se frayait un chemin.

« Enfin, le dos tourné vers la fenêtre, il poussa entre les barreaux ses poings serrés de plusieurs tours de corde. Ses mains enflées, avec des veines noueuses, paraissaient énormes et mastoques. Je vis son dos voûté, très large. Sa voix était grave comme un mugissement de taureau.

— « Coupez, Señor teniente, coupez ! »

Je tirai mon épée, l’épée toute neuve qui n’avait rien vu encore, et je tranchai les nombreux tours de lanière de cuir. J’agissais ainsi, sans comprendre la raison ou la portée de mon geste, et comme si j’y eusse été invinciblement poussé par ma foi en cet homme. Le sergent parut tout prêt à pousser un cri, mais la stupeur le privait de voix, et il resta immobile, la bouche ouverte, comme un homme frappé d’un accès soudain d’imbécillité.

Je rengainai ma lame, et me tournai vers les soldats, dont un air d’attente effarée avait remplacé l’attitude d’apathie indolente. J’entendis la voix de Gaspar Ruiz crier des paroles dont je ne discernais pas bien le sens.