Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/100

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repoussait, semble-t-il, dans une autre sphère d’existence, et je me faisais à moi-même l’effet d’un fantôme muet et impuissant, d’un être immatériel qui ne pouvait que montrer son anxiété, sans accorder à ceux qu’il aimait la moindre protection ou même le murmure d’un conseil.

Comme Mlle Haldin, avec son instinct si sûr, avait omis de me présenter au gros révolutionnaire, je me serais retiré doucement pour revenir plus tard, si je n’avais cru saisir dans les yeux de la jeune fille une expression particulière où je vis une prière de prolonger ma visite, et d’abréger peut-être une conversation déplaisante.

Le gros homme reprit son chapeau, mais seulement pour le poser sur ses genoux.

« Nous nous rencontrerons à nouveau, Nathalia Victorovna. Je ne suis venu aujourd’hui que pour témoigner à votre honorée mère et à vous même des sentiments dont la nature ne pouvait être douteuse. Je n’avais pas besoin qu’on me pousse, mais Éléonore – Madame de S. – elle-même m’a pour ainsi dire envoyé ici. Elle vous tend une main de fraternité féminine. Il n’y a vraiment, dans tout le domaine des sentiments humains, aucune joie ou aucun chagrin que la femme ne sache comprendre, anoblir et spiritualiser par son interprétation. Ce jeune homme dont je vous ai parlé, et qui est arrivé récemment de Pétersbourg, est déjà sous le charme ».

Là-dessus, Mlle Haldin se leva brusquement. J’en fus heureux. L’homme ne s’attendait évidemment pas à un mouvement aussi décidé, et, rejetant un instant la tête en arrière, il leva vers elle ses lunettes sombres, avec un geste de curiosité intéressée. À la fin pourtant il se ressaisit et se leva à la hâte, prenant avec adresse son chapeau sur ses genoux.

« Comment se fait-il, Natalia Victorovna, que vous vous soyez si longtemps tenue à l’écart de ce qui constitue après tout – malgré ce qu’en peuvent dire les mauvaises langues – un centre unique des libertés intellectuelles, et des efforts qui visent à donner forme aux conceptions les plus élevées de notre avenir ? Pour votre honorée mère, je le conçois encore. À son âge, de nouvelles idées…, de nouvelles figures… ne sont pas toujours… Mais vous… Est-ce méfiance ou indifférence ? Il faut sortir de votre réserve. Nous autres, Russes, n’avons pas le droit de nous tenir à l’écart les uns des autres. Dans les circonstances où nous vivons, c’est presque un crime contre l’humanité. La douceur du chagrin solitaire nous est refusée. De nos jours