Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/125

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

d’ombre et de soleil, qui semaient le calme des jardins déserts. Elle cachait la route à Mlle Haldin, et s’écria soudain :

« Inutile ! Voici Pierre Ivanovitch lui-même. Mais il n’est pas seul. Il revient rarement seul, maintenant. »

Mlle Haldin ne fut pas aussi heureuse qu’on aurait pu le croire de cette arrivée de Pierre Ivanovitch. Elle paraissait avoir perdu toute envie de voir le « captif héroïque » ou Mme de S. ; peut-être fallait-il chercher la raison de cette répugnance soudaine, dans le manque de bonté dont ces deux êtres semblaient avoir fait preuve à l’égard de la femme au chat.

« Voulez-vous me laisser passer ? » fit-elle enfin en touchant légèrement l’épaule de sa compagne.

Mais l’autre, qui tenait toujours le chat serré contre sa poitrine, ne fit pas un mouvement.

« J’ai déjà vu le jeune homme qui est avec lui », dit-elle, sans même jeter un regard en arrière.

Mlle Haldin éprouva un désir violent, plus inexplicable que jamais de quitter la maison.

« Mme de S. va peut-être se trouver retenue assez longtemps encore, et je n’ai presque rien à dire à Pierre Ivanovitch ; une simple question que je pourrai facilement lui poser, dans le parc ; vraiment, il faut que je m’en aille ; il y a longtemps déjà que je suis ici, et j’ai hâte d’aller retrouver ma mère ; voulez-vous me laisser passer, s’il vous plaît ? »

La dame de compagnie tourna enfin la tête.

« Je ne vous ai jamais cru le désir réel de voir Mme de S. », fit-elle, avec une perspicacité inattendue. « Je n’y ai pas cru un seul instant. » Il y avait dans ses paroles quelque chose de mystérieux et de confidentiel. Suivie par la jeune fille, elle franchit la porte, et elles descendirent côte à côte les degrés moussus de la terrasse. On ne voyait personne encore sur la partie de la route déployée en vue de la maison.

« Ils sont cachés derrière ces arbres, là-bas », expliqua la nouvelle connaissance de Mlle Haldin, « mais vous allez les voir dans un instant. Je ne sais pas quel est le jeune homme dont Pierre Ivanovitch s’est si bien entiché. Ce doit être un ami ; on ne l’admettrait pas, sans cela, dans cette maison où viennent les autres. Vous comprenez qui je désigne par « les autres ». Mais il ne me paraît pas avoir d’inspiration mystique, et je ne crois pas avoir compris encore sa nature.