Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/140

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un nom excellent qui traduit parfaitement sa pensée. Et maintenant au revoir ; il faut que je me sauve. »

Elle jeta un regard vague sur la large promenade et me tendit la main ; mais, comme j’allais la serrer, elle l’éleva, en un geste inattendu, et la posa sur mon épaule. Ses lèvres rouges s’écartaient légèrement, non pas en un sourire précis, mais avec une expression de surprise heureuse. Elle regardait vers la porte et me dit très vite, dans un soupir :

« Là ! je le savais bien ! le voici qui vient. »

Je compris qu’elle désignait M. Razumov. Un jeune homme s’avançait dans l’allée, d’un pas nonchalant. Il portait un vêtement d’un brun terne, et s’appuyait sur une canne. Quand je l’aperçus, il avait la tête penchée sur la poitrine, dans une attitude de méditation profonde. Mon regard lui fit lever les yeux et il s’arrêta court. Je suis sûr de l’avoir vu s’arrêter, mais cette pause fut à peine perceptible ; ce fut dans son allure une simple hésitation, instantanément réprimée. Il poursuivit sa marche en fixant sur nous un regard assuré. D’un geste, Mlle Haldin me pria de rester à ma place, tandis qu’elle faisait un ou deux pas à sa rencontre.

Je détournai la tête et ne la relevai qu’en entendant Mlle Haldin prononcer, en manière de présentation le nom du jeune homme. À M. Razumov elle dit, d’une voix chaude et basse, que j’étais, outre un merveilleux professeur, un grand soutien moral « dans leur chagrin et leur détresse. »

Elle dit aussi, bien entendu, ma qualité d’Anglais. Elle parlait rapidement, plus vite que jamais, et cette volubilité contrastait, de façon expressive, avec le calme de ses yeux.

« Je lui ai accordé ma confiance », poursuivit-elle, sans cesser de regarder M. Razumov. Le jeune homme, lui aussi, tenait son regard posé sur Mlle Haldin, mais ses yeux ne plongeaient certainement pas dans ceux qui s’offraient si volontiers aux siens. Puis il nous dévisagea tour à tour, avec un pauvre essai de sourire suivi d’un léger froncement de sourcils. Je surpris ces deux expressions vite évanouies, qui eussent pu passer inaperçues d’une personne moins appliquée que je ne l’étais, à lire dans cet esprit. Je ne sais ce qu’avait pu observer Nathalie Haldin, mais mon attention saisit ces nuances fugitives. Le sourire forcé se détendit, les sourcils reprirent leur position naturelle, et il n’y eut plus aucune expression sur le visage, où je pouvais déceler cependant l’exclamation intérieure du jeune homme :