Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/161

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


Après avoir déposé Razumov à la porte du château Borel, à un demi-mille environ de Genève, la voiture se remit en marche, entre une double rangée d’arbres touffus. Au bord de la route, dans le soleil, une petite jetée de bois s’avançait sur le lac ; peu profonde et pâle en cet endroit, l’eau prenait plus avant une teinte intense, dont le bleu cru tranchait brutalement sur les berges vertes et peignées de la rive opposée. Le paysage tout entier, avec les quais de pierre blanche du port, qui soulignaient à gauche d’un trait livide la masse sombre de la ville, et avec la banalité de ses promontoires lancés à droite sur la vaste étendue d’eau, donnait une impression froide et luisante de chromolithographie toute neuve. Razumov tourna le dos avec mépris. Il trouvait ce paysage odieux et accablant dans sa perfection glaciale, perfection définitive de la médiocrité, gagnée par des siècles sans fin de labeur et de culture. Il lui tourna le dos et se trouva devant l’entrée du parc du Château Borel.

Les barreaux de la grille centrale et l’arc de fer forgé jeté sur les piliers de pierre sombre, salis par le temps, étaient rongés de rouille et, malgré des traces de roues récemment imprimées sur le sol, la porte semblait n’avoir pas été ouverte depuis très longtemps. Mais près d’une loge de concierge, aux fenêtres closes de planches, et bâtie des mêmes pierres grises que les piliers, il y avait une petite entrée latérale. Elle possédait aussi des barreaux rouillés, restait entr’ouverte et semblait n’avoir pas été fermée depuis des années. Razumov s’aperçut même, en voulant la pousser plus avant, qu’elle ne bougeait plus.

« Vertu des démocraties », grommela-t-il rageusement entre ses dents. « Il n’y a pas de voleurs ici, faut-il croire ? » Et avant d’entrer dans le parc, il jeta un regard de mépris vers un ouvrier, paresseusement allongé sur l’un des bancs de l’avenue large et nette. Les pieds en l’air, l’homme laissait pendre un de ses bras par-dessus le dossier bas. Il consacrait paisiblement l’une des ses journées au repos, comme s’il avait été maître et seigneur de tout ce qui l’entourait.

« Voilà un électeur ! un éligible ! un citoyen éclairé ! Ce qui ne l’empêche pas d’être une brute », murmura Razumov.

Il pénétra dans le parc et marcha d’un pas décidé sur la large route qui montait en tournant. Il essayait de ne penser à rien, de laisser reposer sa tête, de laisser s’apaiser ses émotions. Mais devant la maison, au pied de la terrasse, il hésita, comme s’il eût été physiquement arrêté par une présence invisible. La sensation mystérieuse des battements accélérés de son cœur le fit tressaillir. Il s’arrêta court