Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/170

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avec angoisse, avec colère ou désespoir. C’était bien l’homme menacé qui jette sur ses traits un regard de crainte dans une glace, en cherchant des excuses rassurantes pour les marques parues sur son visage, touches insidieuses d’un mal héréditaire et sournois.


II

Au premier abord, l’Égérie du « Mazzini russe » produisait un gros effet, par l’immobilité cadavérique d’un visage manifestement fardé. Ses yeux brillaient d’un éclat singulier. Sa silhouette, dans une robe moulée et admirablement faite, mais très fanée, avait une raideur élégante. L’âpreté de la voix qui l’invitait à s’asseoir, la rigidité du buste redressé, l’immobilité du bras allongé sur le dos du sofa, l’éclat blanc des yeux qui accentuaient le regard sombre et insondable de pupilles dilatées, firent sur Razumov une impression plus profonde que tout ce qu’il avait vu depuis son départ précipité et furtif de Pétersbourg. « C’est une sorcière habillée à Paris », se dit-il ; « mauvais présage ! » Il resta un instant hésitant, sans comprendre, tout d’abord, ce que lui disait la voix rude :

« Asseyez-vous ! Tirez votre chaise à côté de moi. Là !… »

Il s’assit. Vues de près, les pommettes rougies, les rides, les petites lignes qui creusaient, de chaque côté, des lèvres trop colorées, le remplirent de stupeur. On lui faisait bon accueil, et il se vit adresser un sourire qui le fit songer à un rictus de squelette.

« Nous avons entendu parler de vous, depuis quelque temps. »

Ne sachant que répondre, il balbutia des paroles décousues. Le rictus de squelette s’effaçait.

« Et savez-vous que l’on se plaint en général de vous avoir trouvé bien réservé ? »

Razumov resta un instant silencieux, méditant sa réponse.

« Je suis un homme d’action, voyez-vous ! » fit-il d’une voix sourde, les yeux dans le vide.

Énorme, Pierre Ivanovitch se tenait debout, près de la chaise de Razumov, dans un silence d’attente.

Le jeune homme eut un léger sentiment de nausée. Quelles pouvaient être les relations de ces deux êtres, de ce cadavre galvanisé, sorti d’un conte d’Hoffmann et de ce mondial prédicateur de l’évangile