Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/201

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Il ne daigna pas faire le moindre geste d’assentiment. Elle parut s’apaiser ; ses yeux noirs restaient immobiles, comme si elle avait suivi, dans son cœur, l’idée évoquée, avec toutes les pensées tendres qu’elle faisait surgir. Mais, tout à coup, ses sourcils se rapprochèrent, en un froncement méphistophélique.

« Oui, c’est peut-être cela ! c’est une explication ! Oui ! On vit là-bas au sein du mal, à la merci d’êtres pires que les ogres, les goules et les vampires ! Il faut les chasser, les détruire jusqu’au dernier ! Voilà la seule tâche nécessaire. Peu importe tout le reste, si les hommes et les femmes sont décidés et fidèles. Voilà ce que j’ai fini par comprendre. La première question, c’est de ne pas nous quereller, entre nous, à propos de futilités conventionnelles. Rappelez-vous cela, Razumov. »

Mais Razumov n’écoutait pas. En proie à une sorte de tranquillité lasse, il n’avait même plus conscience d’une surveillance dangereuse. Ses inquiétudes, ses exaspérations, ses dédains, avaient fini par s’émousser dans ces heures d’épreuve, par s’émousser, lui semblait-il, pour toujours. « Je leur tiendrai tête à tous ! » se disait-il, avec une conviction trop ferme pour être triomphante.

La révolutionnaire avait cessé de parler. Il ne la regardait pas ; personne ne passait sur la route. Il avait presque oublié qu’il n’était plus seul, lorsqu’il entendit à nouveau la voix de son interlocutrice, voix brève et nette, où perçait pourtant l’hésitation qui lui avait fait prolonger son silence.

« Dites-moi, Razumov ? »

Razumov, dont le regard se perdait au loin, fit la grimace de l’homme qui entend une fausse note.

« Dites-moi : est-il exact qu’au matin même de l’attentat, vous ayez réellement assisté aux cours de l’Université ? »

Pendant une fraction appréciable de seconde, il ne sut pas se rendre compte de la portée véritable de la question, partie comme une balle qui frappe quelques instants seulement après le coup de feu. Sa main, heureusement libre, était prête à saisir un barreau de la grille. Il s’y cramponna avec une force terrible, mais sa présence d’esprit l’avait abandonné, et il ne sut proférer qu’un murmure sourd et confus.

« Allons, Kirylo Sidorovitch », insista sa compagne. « Je sais que vous n’êtes pas un vantard : cela on peut vous l’accorder ! Vous êtes silencieux, trop silencieux peut-être, et vous ruminez des pensées amères, qui vous sont propres. Vous n’êtes pas un enthousiaste ;