Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/222

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tique de lui fouiller la gorge avec les doigts, pour en arracher un aveu quelconque.

Puis, au dernier moment, comme ils allaient se séparer et qu’il se sentait déjà détendu, il entendit Sophia Antonovna faire allusion au sujet de son inquiétude. Il n’aurait guère su dire comment la chose se produisit, car son esprit, en cet instant précis, était bien loin : ce fut sans doute une suite des regrets exprimés par Sophia Antonovna sur l’absurde illogisme du peuple. Ce Ziemianitch, par exemple, bien que notoirement irréligieux, ne s’en était pas moins imaginé, pendant les dernières semaines de sa vie, avoir été battu par le diable.

« Par le diable ? » répéta Razumov, comme s’il avait mal entendu.

« Le diable lui-même ; le diable en personne ! Je conçois votre étonnement, Kirylo Sidorovitch. Le soir même de l’arrestation du pauvre Haldin, un inconnu, venu de bonne heure, avait donné une effroyable raclée à Ziemianitch, qu’il avait trouvé ivre-mort dans son écurie. Le corps du malheureux ne formait plus qu’une meurtrissure, dont il se plaignait aux gens de la maison.

« Mais vous, Sophia Antonovna, vous ne croyez pas à la visite du diable en personne ? »

« Et vous ? » riposta-t-elle sèchement, en continuant entre ses dents : « Non certes ! mais il y a ici-bas bien des hommes qui s’entendent mieux que des diables à faire un enfer de cette terre ! »

Razumov la regardait, contemplait le corps vigoureux, les cheveux blancs, le pli profond qui séparait les sourcils minces, et le regard noir perdu dans le vague. Évidemment, si son attitude n’était pas le comble de la duplicité, elle ne faisait pas grand cas de cette histoire. « Un jeune homme brun », expliquait-elle, « que l’on n’avait encore jamais vu, et qui n’était jamais revenu. Pourquoi souriez-vous, Razumov ? »

« Je m’étonne que le diable soit resté jeune, après tant de siècles », répondit-il, posément. « Mais qui donc a pu le décrire, puisque la victime, à vous entendre, était ivre-morte, à ce moment précis ? »

« Oh, c’est le gargotier. Un jeune homme arrogant, au teint basané, vêtu d’un manteau d’étudiant, était entré à la hâte, avait demandé Ziemianitch, l’avait rossé avec rage, et s’était éloigné au galop, laissant le tenancier paralysé de stupeur. »

« Et lui ? croit-il aussi que ce fût le diable ? »

« Je ne saurais vous le dire. Il se montre, paraît-il, très réservé sur ce sujet. Ces marchands d’alcool sont en général de parfaits coquins, et m’est avis qu’il en doit savoir plus que quiconque. »