Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/246

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« Il n’y a plus rien d’obscur entre nous. Et je puis bien vous l’avouer : je m’estime fort heureux d’avoir fait… hum… »

Il regarda sa barbe et, après un moment de silence méditatif, tendit à Razumov une demi-feuille de papier ; c’était un résumé de sujets déjà discutés, quelques points à élucider, la ligne de conduite dont ils étaient convenus, des renseignements sommaires sur certaines personnalités, seul document peut-être compromettant, mais facile à détruire, comme le fit remarquer le Conseiller Mikulin. Il valait mieux que M. Razumov ne vit plus personne avant d’avoir franchi la frontière ; mais alors, bien entendu, il faudrait… Ouvrir les yeux et les oreilles… et…

Il regarda sa barbe, mais ne put cacher une inquiétude soudaine, lorsque Razumov lui dit son intention de voir une personne encore avant de quitter Pétersbourg. Il connaissait bien la vie solitaire, studieuse et austère du jeune homme. C’était la meilleure garantie de sa valeur. Le Conseiller se fit suppliant : son cher Kirylo Sidorovitch ne croyait-il pas qu’il vaudrait mieux peut-être, en présence d’une aventure si hasardeuse… – sacrifier tout sentiment ?… »

Razumov l’interrompit d’un ton dédaigneux. Ce n’était pas une jeune femme, c’était un jeune imbécile qu’il voulait voir ; et il avait un but en faisant cela. Mikulin fut rassuré, mais témoigna quelque surprise.

« Vraiment ? Et quel est votre but, exactement ?… »

« Je veux ajouter encore à la vraisemblance des faits », fit sèchement Razumov, désireux d’affirmer son indépendance. « Il faut avoir confiance en moi. »

Avec beaucoup de tact, le Conseiller Mikulin battit en retraite :

« Oh certainement, certainement, » murmura-t-il « Votre jugement… »

Et ils se quittèrent sur une nouvelle poignée de mains.

L’imbécile auquel avait fait allusion M. Razumov était le riche et joyeux étudiant connu sous le nom de Kostia l’écervelé. Tête de linotte, bavard et excitable, on pouvait se fier à son absolue et totale indiscrétion. Mais l’exubérance ordinaire à ce jeune débauché fit place à une dépression sans bornes lorsque Razumov lui rappela ses offres de service récentes.

« Oh, Kirylo Sidorovitch, mon très cher ami, mon sauveur, comment faire ? J’ai jeté la nuit dernière jusqu’au dernier des roubles que mon père m’avait donnés l’autre jour. Ne pouvez-vous pas m’accorder jusqu’à jeudi ? Je courrai chez tous les usuriers de ma connaissance !…