Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/276

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« C’est votre impression ? C’est la plus intelligente de tous, évidemment. Alors tout va aussi bien que possible. Tout conspire pour… Ah ! ces conspirateurs », fit-il, lentement, avec un accent de mépris ; « ils vous mettraient la main dessus en un rien de temps ! Savez-vous, Nathalia Victorovna, que j’éprouve la plus grande difficulté à me soustraire à la croyance superstitieuse en une Providence active ? Croyance irrésistible !… Sans elle, il faudrait croire au Diable personnifié de nos très simples ancêtres. Mais alors il aurait exagéré, le vieux Père des Mensonges, notre patron national, notre dieu domestique que nous emmenons avec nous à l’étranger. Il a exagéré ! Peut-être ne suis-je pas assez simple… Oui ! c’est cela ! J’aurais dû savoir… Et je savais… », ajouta-t-il sur un ton de détresse poignante, qui m’accabla de stupeur.

« Cet homme-là est fou », me dis-je, très effrayé.

Puis, immédiatement, je ressentis devant lui une impression très particulière, impossible à définir en temps ordinaire. On aurait dit qu’il venait de se poignarder dans la rue et était rentré nous montrer sa blessure,… mieux que cela, qu’il retournait le couteau dans la plaie, et contemplait l’effet produit par son geste. Telle fut ma sensation, exprimée en termes concrets. On ne pouvait se défendre d’une certaine pitié. Mais c’est surtout à Mlle Haldin, déjà si atteinte dans ses affections profondes, qu’allait ma sollicitude émue. Son attitude, ses traits, exprimaient la lutte de la compassion avec un doute voisin de la terreur.

« Qu’y a-t-il Kirylo Sidorovitch ? » Il perçait une nuance de tendresse dans ce cri. Lui se contenta de la regarder, avec un abandon complet de tout son être, que chez un amant heureux on aurait nommé de l’extase.

« Pourquoi me regardez-vous comme cela, Kirylo Sidorovitch ? » Je suis venue à vous franchement. J’ai besoin, en ce moment, de voir clair en moi-même… » Elle fit une pause, comme pour lui donner l’occasion de prononcer une parole digne de la confiance exaltée qu’elle avait accordée à l’ami de son frère. Mais il gardait un silence impressionnant, comme s’il avait pris une résolution suprême.

À la fin, Mlle Haldin poursuivit, d’un ton suppliant :

« Je vous ai attendu anxieusement. Mais maintenant que votre bonté vous a amené chez nous, vous m’effrayez… Vous avez des paroles obscures… On dirait que vous m’avez caché quelque chose. »

« Dites-moi, Nathalie Victorovna », fit-il enfin, d’une voix étrange et sans timbre, « qui avez-vous vu, là-bas ? »