Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/279

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de jours solitaires, dans un monde assombri par les luttes ardentes, n’arrivait pas à voir la vérité qui luttait pour sortir de la bouche de Razumov. Ce dont elle avait conscience, c’était de la forme obscure de sa souffrance. Elle se préparait à lui tendre la main, en un geste impulsif, lorsqu’il éleva la voix à nouveau :

« Une heure après vous avoir vue, j’ai compris ce qu’allait être ma vie. Les terreurs du remords, les aveux, la vengeance, la colère, la haine, la crainte, ne sont rien à côté de la tentation atroce que vous avez mise en mon être, au jour où vous m’êtes apparue, avec votre voix, avec votre visage, dans le jardin de cette villa maudite ! »

Elle eut vers lui un regard éperdu, puis tout à coup, avec une sorte d’intuition désespérée, elle alla droit au fait :

« L’histoire, Kirylo Sidorovitch ; l’histoire ! »

« Il n’y a plus rien à dire ! » Il fit un pas en avant, et elle posa la main sur son épaule pour le repousser, mais la force lui manqua, et le jeune homme resta en place, tremblant de la tête aux pieds. « L’histoire finit ici, en ce lieu même ». Il appuya avec force un doigt dénonciateur sur sa poitrine, puis garda une immobilité absolue.

Je me précipitai, saisissant une chaise, et pus arriver à temps pour recevoir Mlle Haldin dans mes bras, et l’y laisser doucement tomber. En s’affaissant sur le siège, elle fit un demi-tour sur elle-même et resta affalée, la tête penchée au-dessus du dossier, nous tournant le dos à tous deux. Razumov la regardait avec une impassibilité effrayante. L’incrédulité, la colère, la stupeur et le dégoût m’empêchèrent un instant de proférer une parole. Puis je me tournai vers lui avec un murmure de rage.

« Voilà qui est monstrueux ! Pourquoi restez-vous là ? Qu’attendez-vous ? Qu’elle ne vous voie plus ! Allez-vous-en ! » Il ne bougeait pas. « Ne comprenez-vous pas que votre présence est intolérable, même pour moi ! Si vous avez gardé le moindre sentiment de pudeur… »

Ses yeux mornes se tournèrent lentement vers moi. « Comment cet homme-là est-il ici ? » murmura-t-il stupéfait.

Brusquement, Mlle Haldin bondit sur ses pieds, fit quelques pas, et chancela. Oubliant mon indignation et la présence même de Razumov je courus à son secours. Je la saisis par le bras, et elle se laissa conduire dans le salon. Loin de la lampe, dans l’ombre plus dense d’un coin reculé, le profil de Mme Haldin, ses mains, sa personne tout entière, avaient l’immobilité d’un tableau sombre. Mlle Haldin s’arrêta,