Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/48

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des exemples… J’ai causé avec un individu dont la vie fut bouleversée par des faits matériels de ce genre. Et cela sans qu’il s’en doutât ! Il s’agissait, bien entendu, d’un cas de conscience, mais ce sont des petits faits de cet ordre qui décidèrent de sa solution… Et vous me dites, Victor Victorovitch, de ne pas me tourmenter ! Songer donc que je réponds de vous !… » Razumov criait à demi…

Il réfréna avec peine un éclat de rire diabolique… Haldin, très pâle, se souleva sur le coude.

« Et les surprises de la vie », poursuivit l’étudiant avec un regard d’inquiétude. « Considérez leur nature singulière. Une impulsion mystérieuse vous amène ici : je ne dis pas que vous ayez eu tort ; au contraire, je crois qu’à un certain point de vue, vous ne pouviez faire mieux. Vous auriez pu chercher asile chez un homme pourvu d’affections et d’attaches familiales, comme celles que vous possédez vous-même… Pour moi, vous le savez, j’ai été élevé dans un établissement où l’on ne nous donnait pas assez à manger. Parler d’affection dans de telles conditions !… Jugez vous-même… Quant aux attaches, les seules que je possède au monde sont d’ordre social. Il faut que je me fasse agréer de façon quelconque, avant de pouvoir agir… Et je reste assis à ma table de travail… Ne croyez-vous pas que je collabore aussi au progrès ? Il faut que je cherche moi-même mon idéal et la voie droite… » Razumov eut une longue inspiration, puis, avec un rire bref et rauque : « Pardonnez-moi », fit-il, « mais je n’ai pas eu d’oncle pour me transmettre le souffle révolutionnaire, en même temps que ses traits ! »

Il regarda une fois de plus sa montre, et vit avec une insurmontable terreur qu’il s’en fallait de nombreuses minutes encore que ne sonnât l’heure fatale. Il arracha chaîne et montre de son gilet et les posa sur la table, en évidence dans le cercle de lumière de la lampe. Haldin, penché sur le coude, ne faisait pas le moindre mouvement. Cette attitude inquiéta Razumov. « Quel coup médite-t-il donc si tranquillement ? » pensa-t-il. « Il faut m’y opposer… Il faut que je continue à lui parler… »

Et élevant la voix :

« Vous êtes, pour une foule de gens, un fils, un frère, un neveu, un cousin, que sais-je ? Moi je suis un homme seul, seul comme je suis là, devant vous… seul en face de mon esprit ! Avez-vous jamais songé à ce que peuvent être les pensées d’un homme, qui n’a jamais connu un mot de chaude affection ou de louange, sur des sujets qui vous tiennent à cœur, du fait de vos traditions de caste ou de famille…