Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/57

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Comme il quittait la bibliothèque, il entendit courir après lui un grand étudiant maigre, vêtu d’un pardessus râpé, qui se mit à marcher à ses côtés d’un air morne. Razumov répondit, sans le regarder, à ses paroles confuses de salutation.

« Que me veut-il donc ? » pensait-il avec une étrange terreur de l’inattendu, terreur qu’il essayait de secouer, de peur de la voir entrer en lui pour le reste de ses jours. Et l’autre, les yeux baissés, lui dit à mots couverts qu’il avait dû avoir vent de l’arrestation, au cours de la nuit précédente, de l’exécuteur… c’est le mot dont il se servit… de M. de P…

« J’ai été malade ;… je suis resté enfermé dans ma chambre… », grogna Razumov entre ses dents.

Le grand étudiant haussa les épaules et enfonça les mains dans ses poches. Il avait un menton glabre, carré et graisseux qui tremblotait quand il parlait, et son nez, teint de rouge vif par la fraîcheur de l’air, prenait entre ses joues blêmes, l’aspect d’un nez de carton peint. On voyait, imprimé sur tout son être, le sceau du froid et de la faim. Il marchait à grands pas, aux côtés de Razumov, les yeux fixés sur le sol.

« C’est une note officielle… », poursuivait-il, en chuchottant avec précaution. « C’est peut-être un mensonge. Mais il y a certainement eu une arrestation, Mardi matin, entre minuit et une heure, certainement. »

Et d’un ton négligent, qui contrastait avec le flot rapide de ses paroles, il dit à Razumov que cette information avait été fournie par un petit fonctionnaire du Gouvernement, employé au Secrétariat central. L’homme faisait partie d’un des cercles révolutionnaires. « Le même que celui auquel je suis affilié », remarqua l’étudiant.

Ils traversaient une vaste cour. Une détresse immense pesa sur Razumov et brisa son énergie. Devant ses yeux, tout paraissait s’évanouir dans un brouillard confus. Il n’avait pas quitté son camarade. « Il fait peut-être partie de la police », pensait-il. « Comment le savoir ? » Mais un regard sur les traits de son compagnon, sur la figure mordue par le froid et creusée par la faim, lui monta l’absurdité de sa supposition.

« Mais… vous savez… Moi, je n’appartiens à aucun cercle… »

Il n’osait pas en dire davantage, pas plus qu’il n’osait hâter le pas. Et l’autre, posant et levant avec une régularité tranquille ses gros souliers ferrés, protestait à voix basse qu’il n’était pas nécessaire d’appartenir à une organisation. Les personnalités les plus remarquables restaient en dehors, et c’est en dehors d’elles encore qu’on