Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/64

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au moins n’est-ce pas donné à des gens comme moi. Mais nous sommes tombés d’accord sur la nécessité de vous conserver au pays. Cela, c’est notre désir à tous, à tous ceux d’entre nous, au moins, qui avons, en certaines occasions, entendu Haldin parler de vous. La police ne vient pas fouiller dans la chambre d’un individu, sans qu’il y ait quelque menace diabolique suspendue sur sa tête. Aussi, si vous jugez bon de vous enfuir, sans tarder… »

Razumov se détourna brusquement, et partit à grands pas dans le couloir, laissant l’autre immobile et bouche bée. Mais presque aussitôt, il revint en arrière, et s’approcha de Kostia qui restait muet de stupeur, et dont les lèvres se refermaient lentement. Razumov le regarda dans les yeux, et prononça avec décision, ces mots qu’il espaçait :

« Je – vous – remercie – de – tout – cœur – ».

Et il repartit en hâte, cependant que Kostia, remis de son étonnement, courait derrière lui, avec un accent suppliant :

« Non ! arrêtez,… écoutez… C’est bien sincère. Ce serait de votre part un geste de pitié pour un homme qui meurt de faim ! Entendez-vous Kirylo ? Et nous pourrions nous procurer, chez un Juif de ma connaissance, le déguisement que vous choisiriez. Laissez un fou se rendre utile selon sa folie ! Vous pourriez avoir besoin d’une fausse barbe ou de quelque article de ce genre… »

Razumov se retourna vers lui.

« Il n’est pas question de fausses barbes dans cette affaire, Kostia, pauvre fou ! Que savez-vous de mes idées ? Mes idées seraient peut-être un poison pour vous ! »

L’autre secoua la tête en manière de protestation énergique.

« Pourquoi vous occuper d’idées ? Il y en a qui suffiraient vite à vider le sac de votre père. Ne vous occupez donc pas de ce que vous ne pouvez pas comprendre. Retournez à vos chevaux et à vos filles : vous serez sûr, comme cela, au moins, de ne faire de mal à personne, et à peine à vous-même… »

Le jeune enthousiaste parut accablé par ce dédain.

« Vous me renvoyez à mon auge ; Kirylo. C’est entendu. Je suis une triste brute, et comme une brute je finirai. Mais écoutez : c’est votre mépris qui m’aura achevé ! »

Razumov s’éloignait à grands pas. Que cette âme simple, éprise de joies grossières, fût, elle aussi, touchée par l’esprit maudit de la Révolution, cela lui paraissait un signe fatidique des temps. Il s’en voulait de se sentir troublé. Personnellement, il avait lieu d’être rassuré. Cette