Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/81

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que n’ont pas encore gâté les sages leçons de la vie. Un regard intrépide aussi, mais sans rien d’agressif dans son intrépidité. Je le définirai mieux en disant qu’il montrait une assurance ingénue bien que réfléchie. Elle avait pensé déjà (en Russie les jeunes gens commencent à penser de bonne heure) mais elle n’avait pas connu de déceptions, sans doute pour n’être pas tombée encore sous l’empire de la passion. On la sentait… il suffisait pour cela de la regarder… très capable de s’exalter pour une idée ou simplement pour une personne. Au moins est-ce ainsi que je la jugeai, avec un esprit que je crois impartial… car évidemment ma personne ne pouvait pas être la personne…, et quant à mes idées !…

Nous devînmes très bons amis, au cours de nos lectures, qui me valurent des heures charmantes. Je puis avouer, sans crainte de provoquer un sourire, que je m’attachai fort à cette jeune fille. Au bout de quatre mois, je lui dis qu’elle pouvait fort bien, à l’avenir, continuer à lire l’anglais sans mon aide. Il était temps pour le professeur de se retirer. Mon élève parut fâcheusement surprise.

Madame Haldin, toujours assise dans son fauteuil, tourna vers moi ses traits immobiles et l’expression bienveillante de ses yeux, en me disant dans son français douteux : « Mais l’ami reviendra ». Et il en fut ainsi décidé : je revins dans la maison, non plus quatre fois par semaine, comme auparavant, mais assez fréquemment. En automne, nous fîmes ensemble quelques courtes excursions en compagnie d’autres Russes, et mes relations avec ces dames me valurent dans la colonie russe une place que je n’aurais pu trouver autrement.

Le jour où je vis dans les journaux la nouvelle de l’assassinat de M. de P… (c’était un Dimanche), je rencontrai les deux dames dans la rue, et marchai quelque temps à leurs côtés. Mme Haldin portait, je m’en souviens, un lourd manteau gris sur sa robe de soie noire et ses beaux yeux rencontrèrent les miens avec une expression de calme parfait.

« Nous avons assisté au dernier service », me dit-elle. « Natalka est venue avec moi. Naturellement, ses amies, les étudiantes de Genève ne… Chez nous, en Russie, l’église est si bien identifiée avec l’oppression, qu’il paraît presque nécessaire, à ceux qui ont désir de vivre libres, de renoncer à tout espoir d’une existence future. Mais je ne saurais me passer de prier pour mon fils. »

Elle eut une légère rougeur, et ajouta, en français, avec une sorte de froideur attristée : « Ce n’est peut-être qu’une habitude ! »

Mlle