Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/87

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Nous étions arrivés à la porte qui regarde le théâtre. Elle éleva la voix :

« Mais il y a des gens perdus qui reviennent, même en Russie. Savez-vous quel est mon dernier espoir ? Peut-être en guise de nouvelles le verrons-nous entrer dans notre appartement ? »

Je levai mon chapeau, et avec une légère inclinaison de la tête, elle sortit du jardin, gracieuse et forte, les mains dans le manchon, froissant la lettre cruelle de Pétersbourg.

Rentré chez moi, j’ouvris le journal que je reçois de Londres, pour jeter un coup d’œil sur la correspondance de Russie… la correspondance et non les dépêches : la première chose qui arrêta mon regard fut le nom de Haldin. La mort de M. de P… n’était plus un fait d’actualité, mais un correspondant fureteur était fier d’avoir déniché une information de source privée, concernant ce chapitre d’histoire contemporaine. Il avait pu trouver le nom de Haldin et construire le récit de son arrestation nocturne dans la rue. Mais au point de vue journalistique l’intérêt de ces faits appartenait au domaine du passé : aussi n’y consacrait-il qu’une vingtaine de lignes. C’en était assez pourtant pour me valoir une nuit d’insomnie. Je sentais que ç’eut été, à l’endroit de Mlle Haldin, une sorte de trahison, que de la laisser tomber sans préparation sur une telle nouvelle, qui serait infailliblement reproduite le lendemain dans les journaux français et suisses. Je passai jusqu’au matin des heures pénibles, tenu éveillé par la tension nerveuse, et hanté de cauchemars, avec la sensation douloureuse de me trouver mêlé à des évènements dramatiques et morbides. L’incongruité d’une telle complication dans la vie de ces deux femmes se fit sentir à moi, tout au long de la nuit comme une véritable angoisse. Il me semblait que leur simplicité exquise aurait dû écarter pour toujours une telle douleur de leur vie. En arrivant, à une heure ridiculement matinale, à la porte de leur maison, j’avais l’impression de commettre un acte de vandalisme !…

La vieille servante m’introduisit dans le salon, où un plumeau était posé sur une chaise et un balai s’appuyait contre la table centrale. Des poussières volaient dans un rayon de soleil ; je regrettais de n’avoir pas écrit une lettre au lieu de venir moi-même, mais je m’applaudissais de la beauté du jour. Mlle Haldin, vêtue d’une robe noire toute simple, sortit légèrement de la chambre de sa mère, avec un sourire incertain figé sur les lèvres.

Je sortis le journal de ma poche. Je n’aurais pas cru qu’un numéro