Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/10

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jour dans cette ville, il alla terminer ses études à l’Université d’Édimbourg, et il y resta jusqu’en 1787, époque à laquelle il revint à Paris, où il publia, sans y mettre st nom, l’Essai historique sur les mœurs des temps héroïques de la Grèce. Ce livre, faible début d’un grand esprit qui cherchait sa voie, passa inaperçu du public ; mais il créa d’importantes relations à son auteur, qui fut accueilli avec bienveillance par M. Necker et reçu dans les salons de Suard, où il rencontra Marmontel, La Harpe, Lacretelle, l’abbé Morellet. Cependant la littérature ne suffisait pas à l’âme ardente et inquiète de Benjamin Constant : il cherchait à s’étourdir par les plaisirs et le jeu, lorsque l’idée de se marier lui prend tout à coup. Il fait sa demande, éprouve un refus, et le voilà qui se décide à quitter France. Laissons-le raconter lui-même cette aventure :

« En fouillant des papiers, je trouvai une lettre d’une de mes parentes, qui, en me parlant de mon père, me peignait son mécontentement de ce que je n’avais point d’état, ses inquiétudes sur l’avenir, et me rappelait ses soins pour mon bonheur et l’intérêt qu’il y mettait. Je me représentai, moi, pauvre diable, ayant manqué dans tous mes projets, plus ennuyé, plus malheureux, plus fatigué que jamais de ma triste vie. Je me figurai ce pauvre père trompé dans toutes ses espérances, n’ayant pour consolation dans sa vieillesse qu’un homme aux yeux duquel à vingt ans tout était décoloré, sans activité, sans énergie, sans désirs… J’étais abattu, je souffrais, je pleurais…

« Une idée folle me vint, je me dis : partons, vivons seul, ne faisons plus le malheur d’un père, ni l’ennui de personne. Ma tête était montée ; je ramasse à la hâte trois chemises et quelques bas, et je pars sans autre habit, veste, culotte ou mouchoir, que ceux que j’avais sur moi. Il était minuit. J’allai vers un de mes amis dans un hôtel. Je m’y fis donner un lit. J’y dormis d’un sommeil pesant, d’un sommeil affreux jusqu’à onze heures. L’image de mademoiselle P…, embellie par le désespoir, me poursuivait partout. Je me lève, un sellier qui demeurait vis-à-vis me loue une chaise. Je fais demander des chevaux pour Amiens. Je m’enferme dans ma chaise. Je pars avec mes trois chemises et une paire de pantoufles (car je n’avais point de souliers avec moi), et trente et un louis en poche. Je vais ventre à terre ; en vingt heures je fais soixante et neuf lieues. J’arrive à Calais, je m’embarque, j’arrive à Douvres et je me réveille d’un songe.

« Mon père irrité, mes amis confondus, les indifférents clabaudant à qui mieux mieux ; moi seul, avec quinze guinées, sans domestique, sans habit, sans chemises, sans recommandations ; voilà