Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/113

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devient une réaction, c’est-à-dire une vengeance et une fureur.

Oui, disent ses apologistes, l’arbitraire, concentré dans une seule main, n’est pas dangereux, comme lorsque des factieux se le disputent : l’intérêt d’un seul homme, investi d’un pouvoir immense, est toujours le même que celui du peuple[1]. Laissons de côté pour le moment les lumières que nous fournit l’expérience. Analysons l’assertion en elle-même.

L’intérêt du dépositaire d’une autorité sans bornes est-il nécessairement conforme à celui de ses sujets ? Je vois bien que ces deux intérêts se rencontrent aux extrémités de la ligne qu’ils parcourent, mais ne se séparent-ils pas au milieu ? En fait d’impôts, de guerres, de mesures de police, l’intervalle est vaste entre ce qui est juste, c’est-à-dire indispensable, et ce qui serait évidemment dangereux pour le maître même. Si le pouvoir est illimité, celui qui l’exerce, en le supposant raisonnable, ne dépassera pas ce dernier terme, mais il excédera souvent le premier. Or, l’excéder n’est-ce pas déjà un mal ?

Secondement, admettons cet intérêt identique, la garantie qu’il nous procure est-elle infaillible ? On dit tous les jours que l’intérêt bien entendu de chacun l’invite à respecter les règles de la justice ; on fait néanmoins des lois contre ceux qui les violent ; tant il est constaté que

  1. « La souveraine justice de Dieu, dit un écrivain français, tient à sa souveraine puissance ; » et il en conclut que la souveraine puissance est toujours la souveraine justice. Pour compléter le raisonnement, il aurait dû affirmer que le dépositaire de cette puissance sera toujours semblable à Dieu.