Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/18

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
commerçantes, il traînait aux extrémités du monde l’élite de la nation, pour l’abandonner ensuite aux horreurs de la famine et aux rigueurs des frimas ; par sa volonté douze cent mille braves ont péri sur la terre étrangère, sans secours, sans aliments, sans consolations, abandonnés par lui après l’avoir défendu de leurs mains mourantes[1] ; il revient aujourd’hui, pauvre et avide, pour nous arracher ce qui nous reste encore. Les Richesses de l’univers ne sont plus à lui, ce sont les nôtres qu’il veut dévorer. Son apparition, qui est pour nous le renouvellement de tous les malheurs, est, pour l’Europe, un signal de guerre. »

Ceci était écrit le 19 mars ; le lendemain Louis XVIII quittait Paris et la France, Benjamin Constant se retirait à la campagne, chez le ministre des États-Unis, M. Crawford, et l’empereur entrait aux Tuileries.

On n’était plus au temps où la gloire militaire suffisait à justifier le despotisme. Napoléon ne pouvait faire accepter son pouvoir et le consolider qu’à la condition de donner à la France de larges garanties, de respecter les droits qu’il avait audacieusement violés, et même de s’entourer des hommes qui l’avaient le plus énergiquement combattu, ce qui était le plus sûr moyen de duper la foule. Benjamin Constant, complètement rassuré sur ses intentions au sujet de ses anciens adversaires, était revenu à Paris après une absence de huit jours, et, le 14 avril 1815, il recevait le billet suivant :

« Le chambellan de service a l’honneur de prévenir M. Benjamin Constant que Sa Majesté l’Empereur lui a donné l’ordre de lui écrire pour l’inviter à se rendre de suite au palais des Tuileries. Le chambellan de service prie M. Benjamin Constant de recevoir l’assurance de sa considération distinguée. »

L’entrevue fut acceptée. L’empereur était seul. « Ce fut lui, dit M. Laboulaye, qui commença l’entretien. Dès les premiers mots, il entra dans le cœur de la question et joua cartes sur table ; il ne se faisait pas d’illusion sur les sentiments de Benjamin Constant ; mais il avait besoin des constitutionnels, c’était en eux que le pays mettait

  1. Sur ces douze cent mille braves, 150 000 étaient Français ; les autres appartenaient aux nations annexées ou alliées.

    Quant à la France, la conscription napoléonienne lui a coûté 1 700 000 hommes de 1800 à 1815. Cet effroyable chiffre est donné par le directeur même de la conscription sous l’empire. Le second empire nous a coûté 500 000 hommes, soit pour les deux Napoléon 2 200 000 victimes.